mercredi 25 novembre 2009

R.Emerich, 2012 (2009)


Un bon cataclysme a ceci d'intéressant que mettant tout sens dessus-dessous il impose à l'homme la confrontation avec tous les éléments. Lorsqu'en 2012 des neutrinos étonnamment actifs feront fondre le manteau terrestre tout ne sera plus que séismes, éruptions et raz-de-marées. Terre, feu, eau: la nature se déforme pour exploser en ses éléments bruts. Aussi pour sauver sa peau faudra-t-il faire preuve de beaucoup d'adresse: éviter de sombrer dans les entrailles de la terre, esquiver les boules de feu d'un volcan grand comme le Wyoming au commandes d'un coucou, ne pas périr noyé alors que ne restent hors de l'eau que quelques sommets himalayens. De tels événements sont une aubaine pour le cinéma puisque c'est l'occasion de décliner le film-catastrophe sous ses formes aériennes, volcaniques ou aquatiques; de soumettre aux plus rudes confrontations, l'homme, son fils, sa femme et sa machine. Sur ce point, 2012 accomplit quelques belles performances comme la course en limousine en plein effondrement de Los Angeles ou l'atterrissage sur glacier d'un Antonov AN 220 de 350 tonnes – avec sortie en marche au volant d'une Bentley.

Un cataclysme naturel est aussi une crise politique, et d'envergure mondiale; l'occasion de rencontres au sommet pour le président des Etats-Unis et, pour le spectateur, d'un tour du monde vu par l'Amérique d'aujourd'hui. On ne trouvera certes pas en 2012 de solides réflexions géopolitiques, mais même de divertissement, l'oeuvre est symptôme d'un état de l'opinion – et on sait que le cinéma populaire américain a presque toujours une dimension politique. On notera sur ce point la place notable de la Russie et surtout celle de la Chine dont la puissance de production et les hauts plateaux permettent la construction des « arches » destinées à sauver une partie de l'humanité – et au passage, via quelques bonzes forts sympathiques, une pensée pour le Tibet, sans toutefois le nommer. Quant à l'Europe, elle apparaît comme puissance mais dans une position secondaire. Enfin, l'Afrique, passive pendant les événements, s'étant néanmoins « soulevée » par la grâce de la tectonique des plaques, incarne en tant que seule terre émergée la promesse d'une renaissance de la civilisation une fois lavés les péchés du monde ancien. Ainsi est dressée une cartographie sommaire de l'état des rapports de force dans le monde du début du XXIème siècle et revisité, en un temps ou la peur du « climat » prend le pas sur la peur de l'atome, ce vieux fantasme du Nouveau monde: le monde nouveau.

Procédant à une totalisation géologique et géographique, 2012 ose à peine celle qui était la plus intéressante car culturelle: la totalisation historique. On dira que dans un monde où l'histoire est destinée à repartir de zéro il était naturel de la sacrifier. Elle avait pourtant toute sa place puisque une des deux ou trois questions que pose le film est précisément de savoir ce qu'il faut sauver de l'ancien monde: qui et quoi. Emerich a bien vu qu'il y avait là matière à réflexion, qu'en ces conditions de fin du monde où une sélection des hommes, des êtres et des oeuvres est nécessaire – puisque seule une partie de ceux-ci peut être sauvée – c'est cette sélection qui est l'enjeu réel. Malheureusement il la réduit au débat entre un méchant qui n'entend sauver que ceux qui ont payé leur place dans les arches et un gentil qui veut sauver tout le monde sans le pouvoir, ce débat se concluant sur une explosion de moraline difficile à supporter. Qu'aurions-nous aimé? Que soit traitée la question de la sélection et de la conservation. Or, cela aurait pu se faire sans préjudice pour le caractère grand public de 2012 : imaginons dans les arches quelques plans sur d'immenses bibliothèques d'incunables, des panthéons d'oeuvres d'art, des laboratoires où sont consignées substances étonnantes, cellules de toutes sortes et souches virales, un service zoologique avec les sections « reptiles », « insectes », « vers »; dans les soutes tout un mini-monde, inventaire de ce qui doit résister à la liquidation, collection géante de la diversité biologique et culturelle de notre planète! Le tout avec quelques responsables extrêmement sérieux décrivant d'un ton solennel ce que la caméra découvrirait à nos yeux! Il y avait là de quoi faire frémir le spectateur moyen: moins de fascination devant l'action et plus de vertige devant l'être. Las... Nous devons nous contenter d'une Joconde et d'une girafe comme métonymies de l'histoire de l'art et de la vie.

Les 2h40 de 2012 auraient pourtant permis ce genre de travail, et celui-ci aurait justifié cette durée. Mais non; 2012 reste un pur film catastrophe, avec, comme le veut la mode, une dose de second degré, un jeu avec les clichés qui est parfois de bon aloi, et une mise en scène plus ludique qu'effrayante des scènes d'action. Toutefois l'usage fréquent du gag et la présence de quelques personnages à trognes sont parfois contre-productif. La catastrophe recèle un sublime qu'il est dommage de court-circuiter: malgré sa naïveté, la bouche bée sied mieux que le rire bête. Mentionnons tout de même les rares mais forts plans d'effondrement objectif du monde humain où, libérés de la logique subjective de l'action, nous contemplons à l'écran un monde construit pour être détruit.
Voilà ce que le cinéma catastrophe, lorsqu'il n'est pas capable de faire de la politique ou de la métaphysique, peut faire de mieux. La puissance de l'image nous rappelle alors que les effets spéciaux, loin de trahir l'art comme on peut le penser hâtivement, appartiennent à l'essence du cinéma en tant que constructeur de mondes auxquels on doit, du point de vue perceptif, croire.

vendredi 11 septembre 2009

Peter Weir, PICNIC AT HANGING ROCK (1975)


Après deux plans sur un massif brumeux et inquiétant, les couleurs chaudes d'une prairie de graminées ouvrent la séquence où se dévoile l'intimité gracieuse des jeunes filles d'Appleyard College. Après la rumeur sourde qui accompagne la vue des rocs s'élève le chant des oiseaux et la mélodie claire d'une flûte; une voix humaine, féminine, fait transition, comme en suspens entre deux aspects de l'existence.

La première séquence à l'Appleyard College est merveilleuse de grâce. Weir brosse en tableaux délicats le loisir des jeunes femmes: conversations malicieuses, lectures à voix haute, toilette, rêveries. C'est avec un plaisir évident, et sans doute quelques suées, que Peter Weir filme ces délicates créatures sortant de l'adolescence. Quelques suées parce que celles-ci paraissent trop innocentes et pures pour que l'oeil de la caméra ne soit pas pervers – et le spectateur avisé n'aura pas de mal à apercevoir les gouttes d'eau qui perlent sur le visage de Miranda, moins encore à saisir en les petits à-coups et craquements de la très érotique scène de la mise des corsets la préfiguration de la défloration à venir. Derrière une beauté de surface et d'artifice affleure déjà un réel plus brutal et primitif. D'ailleurs, la flûte qui accompagne ces images est de Pan, ami de Dionysos et ityphallique coureur de nymphes.

Ce réel, le sexe derrière l'amour, la mort derrière la vie, les jeunes femmes ne le saisissent pas, ou seulement sous les formes métaphoriques de la poésie, acceptables car travesties. Le spectateur, lui, est en position de connaissance: d'abord, au minimum, parce qu'il sait que ces femmes sont ou seront des objets de désir, ensuite parce que l'économie narrative du film lui a déjà appris, par le biais du plan-texte qui ouvre l'oeuvre, que certaines d'entre elles disparaîtront, lors d'une excursion, « sans laisser de trace ». Nous regarderons les jeunes filles avec d'autant plus d'intérêt et de fascination qu'il n'y a pas concordance entre le "pour elles" et le "pour nous"; leur être-au-monde est un mystère que nous aimerions percer. Ce dont nous sommes conscients n'est pas ce dont elles sont conscientes. Or, cela est vrai narrativement – c'est, on le sait, le mécanisme du suspense: nous savons quelque chose que les protagonistes de l'histoire ne savent pas – mais c'est aussi vrai existentiellement – les belles feutrées sont dans le déni (de la violence, du sexe, de la mort...), le spectateur est supposé plus éclairé. Nous avons une avance quant à la connaissance dramatique, mais nous avons aussi idéalement une avance quant à la conscience du tragique. Et au fond, la disparition concrète des filles à Hanging Rock vaut surtout comme métaphore d'un indicible de l'existence humaine – la méconnaissance fondamentale des filles ne portant pas tant sur des événements mais sur le réel lui-même.
C'est une belle qualité de Picnic at Hangig Rock que son mystère et sa portée métaphysique n'impliquent pas de jeter aux orties l'écriture scénaristique d'une histoire, le spectateur jouissant ainsi, en plus d'une mise en branle intellectuelle, de ce plaisir simple et universel de « suivre une histoire ». Ce faisant, Peter Weir réalise un film qui, tout en étant très ambitieux quant à son contenu, reste formellement accessible à un large public.

La séquence qui suit la plongée dans l'univers des jeunes femmes s'ouvre sur la présentation de ce qui s'effondrera bientôt. Dans un plan étonnant, Miranda-Vénus, celle que toutes et tous admirent, se voit reflétée en deux miroirs, dont l'un sur la droite, en médaillon, encadre son visage comme une chose précieuse, à protéger, mais dont le destin est aussi d'être exposée. Ce jeu des reflets multiples positionne Miranda dans un désir à la circularité narcissique où domine la jouissance et la maîtrise de sa propre image. Elle se brosse les cheveux en chantonnant une comptine qui n'est plus de son âge, complaisamment satisfaite de son reflet dans la glace. Ce cercle narcissique renforcé par les artifices de la civilisation sera brisé lors de l'excursion à Hanging Rock, où en place de leur contemplation dans les miroirs et les yeux des unes et des autres, les jeunes filles hypnotisées s'abîmeront dans des béances rocheuses, sortes de sexes telluriques sans fond.

Le climax du film est précisément cette montée du Hanging Rock où les filles iront se perdre –montée qui se rejoue d'ailleurs deux fois avec une belle intensité, et sans se répéter, avec les ascensions de Michael puis Berty. La mise en scène est extrêmement efficace qui choisit de filmer largement les corps en plongée ou en contre-plongée indiquant par là l'impossible localisation d'une menace que l'on sent pourtant se déployer, au travers de plans presque abstraits de rochers à forme vaguement humaine et de panoramiques vertigineux, soutenus par une puissante séquence musicale. La cohérence esthétique, du son comme de l'image, avec ce qui a lieu nous paraît ici exemplaire, quoique certains trouveront sans doute qu'elle manque un peu de discrétion. Il fallait filmer ces rochers ainsi et puis ce ciel qui sature l'écran, ces visages fragiles sur fond minéral, ces robes dont le blanc s'estompe au travers de la végétation, pour donner au drame une ampleur cosmique. La montée du Hanging Rock, c'est la dissolution progressive de la forme dans le fond, la lutte entre l'apollinien et le dionysiaque résolue au profit de ce dernier. Qu'on soit attentif à ce propos à la structure musicale de ce passage: d'abord un thème au piano, circulaire et entêtant mais mélodique, thème bientôt dédoublé par un simili-clavecin ajoutant un coefficient d'étrangeté à la mélodie, tandis que celle-ci perd de sa prééminence par l'apparition puis la montée en puissance de nappes de son s'apparentant à des coeurs et l'irruption de bruits synthétiques. La forme mélodique est progressivement dévorée par le fond tandis que la volonté propre et l'individualité des jeunes filles disparaît.

Au pied du roc, Miranda était comparée à un « ange de Boticelli ». Mais qu'on observe avec soin Le Printemps: derrière Vénus, la végétation est sombre; un Zéphyr inquiétant tente d'enlever Flore; les trois grâces ne sont peut être que provisoirement protégées par Hermès. Dans Picnic at Hanging Rock, La grâce est d'abord enfantine, innocente (première séquence). Puis elle est adolescente, trompeuse (deuxième séquence). Enfin, elle est, au sommet du massif, adulte et mélancolique: c'est le moment qui précède sa résorption dans l'indifférencié. On notera qu'a alors lieu une espèce de Pentecôte, puisque sous l'effet d'une soudaine lucidité, les nymphes atteignent avant leur disparition, ainsi qu'en témoignent leurs paroles, un point de vue métaphysique sur leur existence – everything begins and ends. Il y a bien la saisie d'une vérité qui se joue alors, car lorsqu'Irma redescendra parmi les siennes, celles-ci l'accueilleront par les sarcasmes et la violence, comme, chez Platon, le philosophe qui retourne à la caverne après en être sorti pour contempler la réalité. Cette vérité a une dimension sexuelle – Irma porte à présent une robe rouge et a une souveraineté de femme – mais elle ne s'y limite pas. Toujours la lecture psychanalytique est possible et toujours elle est insuffisante.

Ce n'est que ponctuellement et indirectement que la vérité perce derrière les masques, et tout le film met en scène sa difficile connaissance: ainsi domine une esthétique du voile, qui évoque aussi bien la pudeur de la jeune fille devant la vérité de son corps et du désir que le « voile d'Isis » qui nous cache le réel tel qu'il est. Dans le premier plan, un paysage se dégage difficilement de la brume. Le dernier se résoud en un fondu au blanc. Entre les deux, mousselines, rideaux, chevelures, herbes, nuages, frondaisons, instaurent dans l'image l'ambiguité d'un objet qui à la fois dessine une frontière et fait signe vers son au-delà: le voile laisse deviner ce qu'il cache sans le faire connaître. A ce flou dans l'image correspond un flou dans le son, non seulement dans la musique mais aussi dans les mots, par l'indétermination des chuchotements ou encore par l'usage simultané de l'anglais et du français. Enfin, les ralentis et les superpositions accentuent ce jeu continuel entre forme et fond, surface et profondeur, civilisation et nature, représentation et réalité. La fin du film, qui voit s'écrouler la vieille institution victorienne et sa rigoureuse maîtresse sombrer dans la folie, témoigne du danger de passer trop vite de l'un à l'autre.

mardi 2 juin 2009

B.Tavernier, DANS LA BRUME ELECTRIQUE (2009)


La Louisiane est un monde trouble. Il y pleut beaucoup. On y joue un blues lancinant, avec accordéon. On y mange des crabes, des poissons-chat, grandissant en eaux saumâtres. Quelques-uns y parlent même encore un étrange dialecte, par où se signale une vieille histoire, avec ses lumières et sa boue. La Louisiane a des racines profondes et multiples mais son sol est instable; secouez-là et vous ferez remonter de la vase.

Alcoolique plus ou moins repenti et enfant du pays, Dave Robicheaux, le shérif de New Iberia, a l'habitude d'y voir trouble. Une banale affaire de police – le meutre d'une prostituée – va cependant se transormer en une quasi quête aux enjeux moraux et existentiels. Une jeune femme de dix-neuf ans violée et assassinée; un vieux squelette; des soldats fantômatiques, en uniforme sudiste – tout cela dans le bayou. L'intrication de ces trois énigmes va mettre en résonnance différentes couches du temps et tisser des liens entre elles: l'actualité, le temps où Dave était jeune et le temps de la guerre et de l'esclavage. Le passé insiste dans le présent et la logique temporelle de la succession se trouve mise à mal: l'avant se retrouve contemporain du maintenant. Cet affleurement du passé dans le présent se fait à l'occasion de l'enquête de Dave, mais malgré lui et sans que les souvenirs – ceux de Dave? ceux de la Louisiane, véritable personnage du film? – ou les êtres qui surgissent du passé entretiennent des liens de causalité avec l'affaire. La logique qui établit les ponts entre passé et présent n'est pas de succession ou de causalité mais de correspondance et d'analogie.

On sait que dans l'esprit existent des associations inconscientes entre représentations (images, souvenirs), et que l'évocation de l'une peut provoquer le surgissement de l'autre. Mais Dans la brume électrique n'est pas un film psychologique et les liens qui se tissent entre événements réels ou fantasmés, passés ou présents ne sont pas établis par l'esprit seul de Dave. S'il y a un inconscient il est collectif et même plus: il est celui d'une terre. Les déboires existentiels de Dave ne sont en réalité qu'un mode d'être de l'âme troublée de la Louisiane elle-même. Tavernier s'efforce à ne pas faire un cinéma de la subjectivité: Dave n'est pas le foyer de l'action et de la réflexion; il n'est pas face au monde. De même que s'affaiblit la logique temporelle de l'avant et de l'après, la logique spatiale de l'intérieur et de l'extérieur, du sujet et du monde tend à s'abolir. Dans la brume électrique est un film atmosphérique dans lequel la dissolution du sujet et l'envahissement du monde par une ambiance, une Stimmung, rend difficile toute orientation selon les catégories classiques: passé-présent, bien-mal, vérité-mensonge, imaginaire-réel.

N'y aurait-il plus de bien ni de mal? Ce serait trop dire, car si Dave apprend que faire le bien peut paradoxalement produire le mal (assassinat de Kelly) ou que pour atteindre au bien il faut passer par le mal (violence, brutalité, mensonge), la distinction, le désir de la maintenir et de la défendre malgré son équivocité reste le seul repère pour s'orienter dans un monde ambigu. Rien n'étant clair, le visage de Dave (Tommy Lee Jones) est hiératique, les événements pouvant au mieux se refléter sur ce visage, non s'y traduire en expression; c'est toujours après coup qu'ils prennent leur sens. Cet éclairement du sens est lent et progressif, il suppose une foi assurée quoique mal définie. Sur ce chemin, la présence de sa femme (Mary Steenburger, lumineusement paisible) constitue pour Dave un havre où retrouver ses esprits.

lundi 4 mai 2009

J.-C. Brisseau, A L'AVENTURE (2009)


Pour jouir d'A l'aventure, il faut pardonner certaines choses à Brisseau. La réalisation paraît parfois maladroite, les cadrages notamment semblent approximatifs. Le jeu d'acteur est peu convainquant et gêne dès le premier plan; on ne sait s'il est une stylisation qui ne prend pas ou un « faire vrai » qui fait faux. Il faut dire que cette impression était aussi produite par ses derniers films, Choses secrètes et Les anges exterminateurs, explorant eux aussi l'univers du désir et du plaisir sexuel. A ce titre, tout en aimant le cinéaste qui explore des terres en marge – abordant presque à celles de la pornographie –, on a l'impression gênée d'un cinéma qui faiblit en qualité, certains défauts des derniers opus paraissant même accentués. Cependant, des trois films de cette trilogie sur le plaisir, A l'aventure est sans doute le plus intéressant.

Ce qui fait la singularité d'A l'aventure, c'est que ça parle, ça parle tout le temps. De quoi? De «grands» sujets: psychanalyse, physique, mystique. Comment? Il faut le dire, assez puérilement. Brisseau donne l'impression d'un adolescent qui viendrait de s'abonner à Science et Vie Junior ou de lire un livre sur les mystères de l'âme et qui voudrait à tout prix en parler à ses copains et copines; les cunnilingus, coups de ceinture et orgasmes à répétition ne semblent pourtant pas destiner le film aux petites filles. On ne saurait cependant régler son compte au film en constatant la maladresse du verbe, car c'est quelque chose de fondamental que Brisseau cherche à appréhender via cette oscillation continuelle entre le discours et le sexe, entre une saturation par le parole et une saturation par le plaisir.

L'histoire est celle de Sandrine, une jeune femme qui décide de rompre avec une vie bourgeoise étriquée: de multiples routines, un métier morne, un fiancé qui ne la fait pas jouir. Ce désir de rupture est inauguré par double étonnement, physique et intellectuel. A quelques jours d'intervalle, Sandrine découvre d'une part qu'elle peut jouir très fort, d'autre part que de sa vie elle n'avait encore jamais pensé. Elle se trouvait, à l'image de l'amie avec qui elle converse dans la première séquence du film, dans un rapport d'évidence au monde, que l'irruption du discours du « physicien-philosophe » des bancs publics vient bousculer. Plus d'ailleurs que l'expérience extra conjugale, c'est bien ce discours qui est l'élément déclencheur de la rupture de Sandrine; c'est par lui que vient se révéler à elle qu'il existe un ailleurs: d'autres hommes, d'autres jouissances, une autre vie possible, du divin peut-être. Cet ailleurs, c'est d'abord sous la forme de la jouissance physique qu'elle va le chercher, aidée en cela par un jeune psychiatre plus habile de son corps que son pauvre fiancé, et de deux jeunes femmes avec qui elle va partager la quête de l' «orgasme ultime » (sic).
Si on peut parler de quête, c'est que la recherche de la jouissance charnelle se trouve ici apparentée avec une recherche spirituelle, l'orgasme acquérant un caractère mystique. Les femmes de Brisseau visent, sans toujours le formuler, « au-delà du principe de plaisir »; le plaisir c'est encore personnel, subjectif, c'est le plaisir d'un corps, c'est mon plaisir. Or, ce qui est réellement cherché c'est l'extase, qui est un dépassement du moi, une sortie de soi. L'orgasme apparaît comme une préfiguration de l'extase, non sa forme corrompue ou son apparence, mais son degré inférieur.
Nous parlons d'orgasme, mais il faudrait préciser orgasme féminin. A l'aventure témoigne en effet de la fascination de l'homme pour le plaisir féminin qu'il pense supérieur au sien propre. Le mystère de la jouissance féminine est pour l'homme mystère de l'inexpérimentable, mais se renforce par l'idée qu'il repose sur une posture tout à fait autre que la posture masculine. En effet, tandis que le plaisir masculin repose sur le fantasme et l'action (donc sur la représentation, donc sur une position de sujet), le plaisir féminin est confusément pensé comme lié à un abandon de soi, un abandon de la position de sujet, atteint par exemple en se livrant à l'autre. Cette distinction qui croise sans s'y surperposer l'antique opposition entre activité (masculine) et passivité (féminine) est évidemment discutable et élémentaire; elle n'en structure pas moins le désir. C'est pourquoi de tous les discours tenus dans le film, celui que Mina fait à Sandrine, établissant un lien entre liberté authentique et abandon du moi (en l'occurrence sous la forme de la soumission au désir de l'autre) est le plus intéressant et le plus révélateur de l'esprit du film. L'ambiguité de ce lien est qu'il a aussi un caractère mortifère: l'extase que cherchent les jeunes femmes est-elle plénitude ou néant? La fascination pour le vide traverse A l'aventure et la libération de soi a quelques proximités avec une fuite vers le rien.

Comme dans ses dernières oeuvres, Brisseau effleure la pornographie sans s'y compromettre. La distance avec le corps est toujours maintenue, et sont absents les deux traits fondamentaux du cinéma porno: son signifiant-maître, le sexe de l'homme dressé ou ses substituts, et le gros plan qui morcelle le corps autour de lui. Ne se dévoilent que des corps de femme, des surfaces, des mouvements ondulatoires, des peaux captées dans une belle lumière. Seulement, par une sorte de malédiction qui pèse sur la vision de la nudité ou plus précisément sur la vision du plaisir charnel, le spectateur reste dans une position inconfortable car ambiguë: renvoyé de l'excitation à la contemplation sans pouvoir s'installer dans l'une ou dans l'autre, il se retrouve parfois dans la gêne. Filmer artistiquement le plaisir sexuel requiert une grande adresse car le chemin est étroit entre le pornographique et le grotesque, au point que l'on peut se demander si un authentique cinéma érotique est possible.

Malgré d'évidentes lourdeurs, A l'aventure nous offre quelques séquences fortes, notamment l'extase silencieuse de Mina – Brisseau se fend d'un épisode mystique avec lévitation! Il faut lui reconnaître le courage de ne pas choisir la facilité, car si filmer les corps jouissant est difficile, l'est plus encore la mise en scène du surnaturel, du miracle, dans un environnement naturel. En contrepoint de ces expériences limites en intérieurs clos, Brisseau est bien inspiré d'ouvrir sur la fin son film à la présence radieuse du monde, à la vibration de la lumière et des épis de blé dans les collines de Provence.

lundi 20 avril 2009

Gus van Sant, PARANOID PARK (2007)


Paranoïd Park est un puzzle qui en se construisant développe et résout – relativement – une intrigue. L'aspect objectif de cette construction est la mise bout à bout de séquences qui par accumulation présente les données permettant de reconstituer une succession d'événements, ses préalables et ses conséquences. Mais la satisfaction que nous prenons devant Paranoïd Park est loin de reposer essentiellement, comme c'est souvent le cas pour les « films-puzzle », sur ses éléments scénaristiques et la manière – non chronologique – dont ils s'articulent. L'unité et la beauté de l'oeuvre tient à au principe interne de cette articulation: elle n'est pas le fait d'un super-narrateur objectif, ni d'une juxtaposition de points de vue impliquant différents personnages – ce qui en général revient au même – mais d'un individu, d'un esprit et d'un coeur, effectuant un travail de remémoration et de mise au clair envers soi-même: le puzzle construit par Gus van Sant est celui qu'Alex effectue pour lui-même. La réussite du film tient à ce que nous croyons à la singularité et à l'unicité de cette âme qui vit et revit un ensemble d'événements à la lourde charge affective: expérience de dépucelage, de déliquescence de sa famille, et surtout, expérience de la mort, de la culpabilité et de la responsabilité.

La grande diversité des moyens techniques utilisés et des éléments filmiques (séquences tournées en super 8, usage fréquent du ralenti, boucles temporelles, bande son très élaborée, tant au point de vue de la musique que des bruitages – les deux ayant d'ailleurs tendance à fusionner) ne se fait pas au préjudice de l'unité du film, et les « situations sonores et optiques pures » prenant souvent le pas sur les situations diégétiques s'enchaînent avec la même nécessité que les affects et les pensées. Grâce à la cohérence de vue de Gus van Sant, tout est à rapporter à la vie intérieure du personnage principal.

Tout en peignant avec talent une histoire particulière, le réalisateur réussit à saisir certains traits généraux de cet âge de la vie qu'est l'adolescence. Il le fait avec beaucoup de respect et de sympathie, et surtout avec rigueur et honnêteté, en évitant notamment l'écueil qui consisterait à faire un film spécifiquement dirigé vers un public adolescent, séducteur et à clins d'oeils. En particulier, Gus van Sant accomplit la gageure de nous offrir de nombreuses et assez longues séquences de skate qui peuvent certes être considérées comme un hommage, manifestent en tout cas une véritable sensibilité pour cette culture, mais qui surtout se justifient tout à fait dans l'économie du film. Froid cocon, tendant à la sphère mais plein de lignes de fuite et requérant comme première vertu l'équilibre, le skate park devient la métaphore de l'adolescence. Gus van Sant a toujours accordé une grande importance à la route, à ceux qui y errent, l'arpentent, à ceux qu'on y croise. Ici la route se replie sur elle-même et le chemin à parcourir s'intériorise.

samedi 18 avril 2009

L.Bunuel, BELLE TOUJOURS (2006)


Manoel de Oliveira réalise Belle toujours à quatre-vingt-dix-huit ans. C'est le film d'un homme qui n'a rien à prouver et maîtrise son art à la perfection. Tout frappe par sa nécessité: les plans (cadrage, lumière), comme la structure (rythme, séquences...). Tout est beau et tout s'écoule sans heurts, oscillant entre lyrisme (appuyé par la Huitième Symphonie de Dvorak) et intimisme. Oliveira filme des surfaces, des drapés, des statues, les ors de Paris; mais par de subtiles évocations, par de légères failles (souvent le regard seul du vieil Husson), l'image devient pleine de suggestions, s'enrichit de pensées confuses et de réminiscences. Belle toujours et le Paris qui y est mis en scène peuvent être vus comme l'analogue même de Séverine dans Belle de Jour: une beauté pure, classique, un visage clair, mais une âme trouble et perverse.

Certes, l'étrange n'est pas toujours masqué, et à plusieurs reprises, fidèle à la tradition surréaliste, Oliveira joue avec l'absurde et le bizarre. Mais ce n'est pas avec de gros sabots qu'il s'y livre. En réalité un seul élément-image peut être clairement dit surréaliste: l'apparition d'un coq dans un palace parisien. Tout ce que le film contient explicitement d'étrange, de décalé provient du texte: dialogues qui tournent en rond, élocution mécanique... Oliveira joue avec notre désir de savoir, nous qui avons vu Belle de Jour (le film perd de son intérêt pour qui ne l'a pas vu): qu'a dit Husson, que désirait véritablement Séverine? A l'évidence, il ne répondra pas à ce que Buñuel a laissé en suspens! Les conversations deviennent absurdes ou stéréotypées parce qu'est vain le désir d'explication. Husson (Piccoli, absolument parfait), en alcoolique et pervers fatigué, reste seul lucide face à une femme qui, quoiqu'elle en dise, ment aujourd'hui comme hier. Belle toujours est une petite chose, un rappel, une variation, mais l'air de rien, une vraie leçon de cinéma.

vendredi 17 avril 2009

H.Miyazaki, PONYO SUR LA FALAISE (2008)


Avec Ponyo sur la falaise, Miyazaki va vers l'épure. L'histoire, le dessin, le propos, tout converge vers une claire lisibilité, vers la simplicité. A cinq ans sans doute, on peut aimer Ponyo – mais avec mille ans de cinéma et de souvenirs aussi. C'est que sa simplicité n'est pas superficialité mais pureté. Ponyo, c'est l'élémentaire: le feu et l'eau, l'homme et la femme – le bien et le mal? Presque, mais plutôt le Bien et les maux. Il n'a pas de principe de mal, seulement des erreurs, des errances qui font manquer le bien; et le « méchant » n'est qu'un égaré. Ce bien, c'est l'amour. L'idée, quoique rabattue, reste sublime à qui sait la penser, et Ponyo nous y aide. Le film ne s'interprète pas mais s'impose au coeur comme s'impose son amour à celui qui aime pour la première fois. Il n'y a pas de « niveaux de lecture », qui permettraient aux enfants et aux adultes de comprendre et de trouver de l'intérêt, il n'y a pas différents « messages ». Il n'y a qu'une évidence à laquelle il suffit d'être sensible, c'est que l'amour seul sauve les hommes, chose peut être plus facile à comprendre aux enfants qu'aux adultes et aux femmes qu'aux hommes.

Les femmes... Comme de coutume elles apparaissent souveraines à côté de l'agitation sans finalité des pauvres mâles, et il n'y a guère que les petits garçons pour trouver grâce aux yeux de Miyazaki. La sublimité de l'élément féminin ne va cependant pas jusqu'à abolir l'élément masculin, car ce serait abolir l'humanité qui est feu et technique. Or, l'opposition homme/femme, déclinée en feu et eau, technique et nature a vocation à être surmontée. Les opposés ne le sont pas suffisamment pour interdire toute conciliation. Ainsi, Sosuke et Ponyo connaissent dès leur première rencontre l'amour et non la rivalité: « Ponyo aime Sosuke », n'est-ce pas la première phrase prononcée par Ponyo? Et sa réelle naissance, ne se fait-elle, comme celle d'Eve, de la chair de celui qu'elle aimera? Pour cette raison, on ne saurait réduire Ponyo sur la falaise à une fable écologique, à une critique du monde technique moderne, l'opposition monde naturel / monde technique n'étant pas la tension décisive, qui se fait plutôt entre l'essentiel et le superficiel, l'amour et toutes les formes de son absence. Ces tensions ne renvoient pas à d'éternelles luttes entre principes mais à l'abîme – pourtant franchissable – qu'il y a entre vivre dans la vérité et vivre dans l'erreur, vivre dans l'amour ou vivre dans l'errance et le divertissement. Les tensions horizontales entre principes (eau/feu, femme/homme, nature/ technique-culture) pourront toutes être surmontées par l'amour, élévation verticale du manque d'être à la plénitude d'être.
Au travers et au-delà de l'influence de La petite Sirène d'Andersen, on retrouve ainsi dans Ponyo des aspects du romantisme allemand qui, de Schelling à Wagner, pensait le christianisme (l'amour) comme réconciliation des opposés et dépassement du paganisme. Ce n'est pas européaniser le film que de dire cela, au vu de l'abondance des signes renvoyant à cette tradition: du prénom donné à Ponyo par son père: Brünehilde, à la musique qui ne fait pas mystère de son dû à Wagner.

La stérilité de l'opposition frontale entre une technique (qui serait mauvaise par essence) et la nature est manifeste au vu de la magnifique séquence des signaux lumineux échangés entre le fils et son père, la femme et son mari. Tout est question d'usage, de sens, de finalité. Ainsi, si le vent et les vagues peuvent balayer les structures humaines, ce qui nous est proposé n'est pas un retour à la nature, mais une culture revivifiée par l'amour. Aussi, dans le nouveau monde qui s'ouvre, purifié par le déluge, les amoureux ne sont pas dépossédés du feu qui fait se mouvoir leur petite embarcation.

On peut regretter les quelques concessions faites à l'établissement d'un scénario « cohérent », qui nous font par exemple apprendre dans une séquence très didactique qu'il y a des élixirs très dangereux dans le navire du père de Ponyo, qu'ils ne doivent pas être au contact de l'eau, etc. Certes, il fallait articuler quelques éléments scénaristiques pour faire avancer le film, mais nous nous fichons de certains détails de l'histoire comme Miyazaki lui-même, qui nous la présente rapidement et avec un peu de maladresse. Autre point de détail tout à fait étonnant – mais peut-être est-ce dû à la traduction –, les usages ponctuels de termes issus d'un lexique scientifique factuel comme « l'ADN » ou le « dévonien », usages déplacés et même de mauvais goût dans une oeuvre dont le ton et la norme de vérité est celle du conte. Ce point mis entre parenthèse, Ponyo sur la falaise va toujours à l'essentiel, trop évidemment peut-être pour que tous le sentent – car c'est un conte pour enfant: une eau limpide dont on ne voit pas le fond.

D.Sirk, MIRAGE DE LA VIE (1959)



Cela commence par une pause de pin up. Penchée sur une balustrade Lora (Lana Turner) est photogénique; tant mieux puisqu'elle veut être une star. Seulement, il y a de l'inquiétude dans son mouvement: elle cherche sa fille dans la foule. La mère est troublée, la fille pas encore. Cela arrivera. Il faut, en tout mélodrame, que sur les situations heureuses planent des menaces qui laissent entrevoir de futures explosions.

Mirage de la vie repose sur quatre personnages, deux mères, deux filles. Toutes les combinaisons de ce jeu à quatre éléments seront développées par Sirk, combinatoire d'une grande richesse puisqu'aux tensions psychologiques classiques permises par un tel carré (relation mère-fille, rivalités horizontales et verticales, demandes d'amour, désir de rupture...) s'ajoute une tension sociale, rarement abordée alors avec une telle frontalité: la question noire. Cela complique les relations: quelles que soient les motivations et discours des individus, le fait social est là et agit à leur insu. Ce qui frappe est évidemment que les quatre personnages d'importance soient des femmes. Steve Archer (John Gavin) est certes souvent présent, mais il est évident que ce n'est pas lui qui intéresse Sirk. Les hommes sont les absents de Mirage de la vie, n'apparaissant que sous les espèces du fade bourgeois, du lubrique, ou du poseur. La femme apparaît pleine de tensions, comme dramatique par essence, polarisée qu'elle est entre jeunesse et vieillissement, retenue et explosion, pudeur et vulgarité, amour et haine, et surtout être et paraître.

S'il y a bien en effet une question qui hante le film, c'est celle de l'authentique et de l'artificiel et de la difficulté – de l'impossibilité – à sortir des jeux de miroirs auquel chacun est soumis devant les autres et devant lui-même. Le problème noir d'une part, le monde de la scène d'autre part (théâtre ou cinéma, Brooklyn ou Hollywood), sont en effet deux champs dans lesquels cette problématique peut se décliner avec une force tout à fait singulière – et les Etats-Unis réels faire irruption. Sirk noue les relations entre ces personnages en plaçant son système à quatre éléments dans un environnement dont l'action consiste essentiellement en regards (regard du public pour la star, regard de désir pour la femme, regard méprisant pour la noire, etc.) que l'on craint, que l'on désire ou que l'on fantasme. Même entre quatre murs, et en famille, il y a des masques. Qu'on ajoute des fenêtres: l'immense oeil qu'est le dehors vient compliquer la mascarade. Techniquement, les jeux de miroir et d'ombre et de lumière – particulièrement puissants pour un film en couleur – rendent sensibles la diffraction des âmes, selon les regards en lesquels elles se réfléchissent, tandis que le travail sur les couleurs, le décor et les costumes, surtout quand les petites sont devenues grandes, confère au film une grande sensualité.

Malgré son titre, Imitation of life ne nous présente pas des êtres qui seraient faux de bout en bout, condamnés à n'être qu'images. Le dilemme entre l'essentiel et le superficiel se pose, à un moment ou à un autre, pour chacun – et prend finalement la forme morale chrétienne de l'opposition entre amour et orgueil. Le danger auquel sont confrontés les personnages du film, et en tout premier lieu l'actrice Lora, est tout simplement celui de perdre leur âme. Les problématiques psychologiques et sociologiques sont ainsi dépassées ou absorbées par la question morale.

Un film qui fait la morale donc, mais sans être édifiant: Annie, la servante noire, la plus humble des quatre femmes, celle qui semble échapper aux jeux aliénant des regards, pèche elle aussi par orgueil en se préparant des funérailles grandioses. Elle reste néanmoins un foyer irradiant d'authenticité, et est peut-être, comme le supposait Serge Daney (Libération, 3 mai 1982), le personnage principal du film.

samedi 4 avril 2009

F.-F. Coppola, RUSTY JAMES (1984)


En 1982, Coppola confiait à Positif son intérêt pour le kabuki, forme d'art théâtral japonais caractérisé à la fois par une codification extrêmement rigoureuse et des éléments de mise en scène saillants, spectaculaires, voire pittoresques (poses, maquillages, changements de costumes, objets délibérément agrandis...). La rigueur formelle autorise ainsi le singulier à briller, par une mise en avant par alternance des différents éléments de la composition. Cette recherche de l'équilibre entre stylisation et affirmation du singulier – au service de l'ensemble mais jouissant aussi de sa propre existence – est tout particulièrement à l'oeuvre dans Rusty James. Serge Daney analysant le film parlait de « solos d'images, de mots, de musiques, de gestes, de mouvements de caméra, de tout »; c'était bien dire, puisque Coppola se référant au kabuki évoquait aussi le jazz.

Rusty James est une oeuvre extrêmement stylisée, expressionniste, et évoquant le cinéma de Welles. Le noir et blanc permet la géométrisation de l'espace et les oppositions binaires – mises en question par ailleurs à grand renfort de fumée –, les grands angles, les longs travellings, le soin apporté à l'équilibre des plans, mettant en scène frère et frère, fils et père, citoyen et policier dans leurs déambulations et confrontations, dessinent une esthétique au cordeau. Mais Rusty James, c'est aussi des emballements locaux que la caméra suit, bastons, partouze, concert de soul, gestuelles nerveuses, tics, mâchouillements de chewing-gum, et rythmes syncopés de la bande son jusqu'à sa saturation par toute sorte de bruits – bande sonore qui mériterait d'ailleurs à elle seule une analyse; contentons nous d'évoquer l'affinité formelle (et non seulement pathétique) entre l'image et le son (par le rythme plus que la mélodie), le travail du batteur Stewart Copeland entrant en correspondance avec le jeu du noir et du blanc.

Le soin formel apporté à Rusty James est parfois à la limite du maniérisme et tend à l'exercice de style. Néanmoins, il n'est pas gratuit; la polarité stylistique est un travail sur la représentation du temps et sa dimension existentielle, celui-ci se trouvant constamment accéléré ou dilaté – c'est, dira-t-on, le principe même de l'image cinématographique; certes, mais pour une large part, le temps est ici l'objet même du film, à la fois par lui-même, comme « entité » problématique, et en tant que temps humain, passage et devenir. Les figures des deux frères, Rusty James (Matt Dillon), nerveux, frénétique, incarnant la jeunesse, se questionnant sur ce qu'il devient ou veut devenir, et Motorcycle Boy (Mickey Rourke), d'un calme absolu, revenu de tout, sans désir, incarnent ainsi deux manières de sentir le temps, deux manières d'être au monde. Le premier admire le second et attend de devenir comme lui. Le second, par son silence ou ses mots proférés pour n'être pas – encore – compris, lui oppose comme une fin de non-recevoir: il n'y a rien à attendre et rien à espérer. Tout désir, tout fantasme, semblent abolis pour cet individu fascinant, littéralement ailleurs (il voit le monde en noir et blanc et est presque sourd), que Coppola compare à « un intellectuel français à la Camus ». Lucide à la folie, figure quasi mystique par où se détemporalise le temps, s'abolit le désir et s'affirme, pour réponse à toute question, le silence, le Motorcycle boy est le foyer spirituel de Rusty James. Le film acquiert là un singulier coefficient de profondeur: Coppola réussit à amarrer la belle forme, en danger de dérive dans l'esthétisme, par sa droiture intellectuelle.

Si la tentation formaliste est rarement poussée aussi loin chez Coppola, celle-ci ne se fait donc ni au préjudice du fond ni de la représentation de la vie dans son mouvement et sa spontanéité; rappelons que Rusty James est avant tout un film sur une certaine jeunesse américaine. Par ailleurs, Coppola y projette largement des éléments de sa vie propre: ce film mettant en scène deux frères est dédié au sien, August, et il fait en outre jouer son neveu Nicolas Kim Coppola (alias Nicolas Cage) ainsi que sa fille Sofia: en somme, comme souvent, une histoire de famille.

lundi 30 mars 2009

R.-C. Sarafian, POINT LIMITE ZERO (1971)


Kowalski file à 200 km/h vers San Francisco, au volant d'une Dodge Challenger 70'. Ses raisons sont obscures, mais l'on sait que tant qu'il le pourra, il roulera, eût-il toute la police du pays à ses trousses. Road movie, Point Limite Zéro est, comme il convient au genre (du moins en ces années) rock n' roll et libertaire, mais tient aussi bien du western (les chevaux-machines remplaçant les montures et l'as du volant l'as de la gâchette). C'est vers l'ouest que court un personnage ambigu, hors la loi mais ancien policier honnête; il est même suggéré que c’est par un trop grand souci de la justice qu’il fut conduit à quitter la police. Sa course folle éveillera la sympathie populaire, celle que l'on a pour celui qui va jusqu'au bout (de quoi?), seul contre tous.

C'est que la loi ne paraît pas juste mesure lorsqu'elle est confrontée à des cas limites semblant exiger une autre justice. Selon que l'on voie dans les actes de Kowalski liberté ou fatalité, héroïsme ou folie, on pourra estimer qu'il appartient à un tel homme de décider lui-même de ce qui est juste (nietzschéisme), ou bien que sa marginalité appelle une justice qui malgré tout récompense et préserve (christianisme ; penser à tous les marginaux rencontrés : le noir aveugle, le chasseur de serpent, les hippies, les homosexuels…) : tension morale caractéristique des années soixante-dix.

Le parti pris narratif consiste à doter le personnage de consistance par le jeu de flash-back. Sarafian n'évite ni les poncifs ni le sentiment d'arbitraire qui accompagne l'irruption de ces séquences. Néanmoins on en apprend sur Kowalski. Si sa course tient du trip et du pari, elle semble aussi une fuite. N'y a-t-il plus nulle part de place pour lui? Bien rarement en effet le voit-on à échelle d'homme, parmi ses semblables. Le film se polarise ainsi entre des plans très rapprochés sur la carrosserie et le bitume qui défile et de très larges plans d'ensemble traversés par une ligne de poussière. Mais la course en elle-même ne peut mener à rien, et traverser le vide à pleine vitesse ne l'abolit pas ni n'empêche de tourner en rond, comme en témoigne, en de superbes plans, la caméra surplombant le désert.

J.Demy, LES PARAPLUIES DE CHERBOURG (1964)


La perfection atteinte par ce joyau du cinéma interroge. On sait que le cinéma offre d'immenses ressources: il emprunte aux arts picturaux, musicaux, poétiques. Le pari de Demy a été d'utiliser «à fond» tous ces moyens en vue d'une oeuvre d'art totale – au fond un vieux rêve du cinéma.

Mais comment prétendre à un tel objectif sans faire une oeuvre bâtarde, esthétiquement lâche, un sous-opéra filmé? Nous ne pouvons répondre qu'en évoquant le talent, l'inspiration, et l'heureuse et passionnée collaboration entre Demy, Legrand (musique) et Evein (décors); et décrire à défaut d'expliquer. Musique: le film est une longue et charmante pièce musicale, avec thèmes et variations; chacun chante au lieu de parler. Art pictural: formellement, des plans composés comme des tableaux – mais cela n'est pas nouveau; en revanche, le travail sur la couleur est tout à fait étonnant et caractérise le film autant que l'usage qu'il fait du chant. Poésie: les textes sont délicats, la langue claire; les thématiques abordées valent universellement: amour, bonheur, temps, mort. Tous ces éléments se répondent les uns les autres en un film parfaitement équilibré. L'excellence du résultat se traduit par sa «communicabilité»: rares sont les films qui puissent séduire les enfants comme le public averti. Kant écrivait que le génie ne se trouve pas dans la forme mais dans la matière. La composition est formellement classique, c'est dans le contrepoint entre les matières musicales et visuelles que réside le génie de l'oeuvre.

Les Parapluies de Cherbourg, tout en étant absolument singulier est un chef d'oeuvre de forme classique: il se suffit à lui-même, s'expose sans reste, sa règle est l'harmonie. Demy fait confiance à une composition narrative et à un montage classique pour orienter les émotions produites la couleur et la musique. Ces affects esthétiques permettent en retour la sublimation de «ce qui arrive», du banalement tragique de l'existence. Les Parapluies de Cherbourg, ou comment une artificialité maximale (des rues repeintes, un film tourné en play back!) rend possible la transfiguration de la réalité en beauté. Au royaume de l'artifice brille toutefois, comme en un écrin, la beauté naturelle de Catherine Deneuve qui deviendra par la grâce de ce film une nouvelle étoile du cinéma.

mardi 24 mars 2009

S.Jonze, DANS LA PEAU DE JOHN MALKOVICH (1999)


Dans la peau de John Malkovich est un petit ovni cinématographique. Si l'on ne sent pas la patte d'un véritable «auteur», s'il n'innove pas stylistiquement ni n'a d'esthétique propre, il est un film que l'on n'oublie pas, en raison surtout du remarquable changement de ton qui s'opère tout du long.

Avec une grande adresse, Jonze jongle avec les genres et se joue de nos affects. Ainsi passe-t-on d'un rire presque salace au rire devant l'absurde puis à l'inquiétude, voire à l'angoisse. Or, celle-ci repose bien plus sur l'«idée» que sur la mise en scène. Le réalisateur nous convie à une expérience de pensée, construit une situation que nous ne saurions vraisemblablement connaître dans la «réalité», mais que le cinéma rend envisageable. C'est un problème métaphysique qui donne sa force au film, celui de l'identité personnelle, posé en ses termes fondamentaux, au niveau de la relation entre le corps et l'esprit. La situation est en effet celle-ci: il est possible de pénétrer, en gardant sa propre conscience, dans la peau de Malkovich. Il s'agit d'abord de voir le monde à travers les yeux d'un autre, puis de la tension entre deux «âmes» dans le même corps, enfin du divorce entre identité corporelle et personnelle. Malkovich est et n'est plus Malkovich lorsque Craig a pris le contrôle total de son corps.
La star de cinéma est évidemment un riche terrain pour poser cette question de l'identité, avec ces problématiques afférentes: aliénation de l'acteur dans ses rôles, vampirisme du public... toutes choses qu'à un moindre degré chacun peut connaître dans ses rapports avec autrui.

D'un point de vue technique, la force du film tient au fait que son mouvement vers l'étrangeté, la radicalisation de sa tension psychologique, s'accompagne d'un mouvement vers plus de réalisme, cela même jusqu'à l'usage d'un pastiche de documentaire. Et la loufoquerie adolescente – mais franchement drôle – du début se mue peu à peu en horreur métaphysique.

mercredi 25 février 2009

C.Chabrol, LA FILLE COUPEE EN DEUX (2007)


Claude Chabrol distinguait entre deux catégories de cinéastes, ceux qui font de la poésie et ceux qui racontent des histoires; lui-même se disait appartenir à la seconde catégorie. Un bon conteur et bon metteur en scène est en mesure de narrer des événements qui en leur singularité même, acquièrent un sens universel: lorsque le particulier qui nous est donné à voir est exemplaire, paradigmatique, témoignant d’un aspect de la condition d’homme. Mais savoir conter n’est pas une mince affaire; il faut maîtriser et lier plusieurs éléments: le dramatique des situations et la qualité des personnages, la vraisemblance, l’histoire proprement dite et son rythme. De cette capacité, Chabrol a maintes fois fait montre – le fait-il à nouveau avec La fille coupée en deux ?

Passé un superbe générique, où sont suggérés, filtre rouge et musique aidant, le luxe et l’élégance mais aussi la violence des passions, on ressent une certaine gêne avec la découverte progressive des personnages; quelque chose sonne faux et ceux qui devraient être des « personnages-types »: écrivain libertin, fils dégénéré de la grande bourgeoisie, notables véreux, jeune beauté de province, mère inquiète, sont présentés avec trop d’ostentation et frisent toujours la caricature. Les rencontres qui s’en suivent pêchent pour les mêmes raisons, et l’on a du mal à y croire. Chabrol comme à l’accoutumée tourne hors de Paris, avec le souci de faire voir d’autres villes et d’autres lieux; mais les traits de son Lyon bourgeois et affairiste paraissent eux aussi un peu forcés.


Et pourtant… bientôt, inquiétudes et déceptions laissent place à un véritable plaisir, voire même sur la fin à une certaine fascination. Le film monte d'abord en puissance tout du long, par ailleurs, ce qui est perdu en vraisemblance est comme gagné en rythme et en vivacité: les choses vont vite, les situations évoluent rapidement, au préjudice certes de la plausibilité, mais au bénéfice de la dramatisation. Finalement, certains des personnages que l’on trouvait superficiels s’étoffent indéniablement, en particulier Paul Gaudens (B. Magimel) et sa mère (Caroline Sihol). Par ailleurs, Chabrol a le goût de la beauté, goût qui peut s’exprimer avec bonheur lorsqu'est choisie la peinture d’un milieu qui recherche le beau, ne fût-il qu’ornement. On jouit avec le réalisateur des lumières, des architectures, des intérieurs élégants, de la surface en somme; notre oeil est flatté, sans qu'il y ait péché d'esthétisme.

Enfin, on ne saurait ne pas évoquer l'étrange et brutal achèvement du film, superbe métaphore où l’on apprend, avec Gabrielle (L. Sagnier) que les illusions et fantasmes, à l’origine de nos affects, pénètrent la chair aussi sûrement que des instruments de torture.

lundi 23 février 2009

J.Demy, LA BAIE DES ANGES (1961)


Assez méconnu, ce film qui est le deuxième de Jacques Demy est un des ses plus grands. Le début est véritablement exemplaire. Passé le beau travelling du générique, il faut à peine trois minutes à Demy pour poser clairement ce dont il sera question et produire une situation permettant d'impulser le drame. Le thème du film est la passion pour le jeu. L'histoire est celle d'un jeune homme, Jean Fournié qui, c'est le cas de le dire, se prendra au jeu, et verra pour un temps son destin noué aux hasards des tables de casino avec celui de Jackie, dont la vie est toute entière vouée à cette passion. Le film a ainsi pour objet un problème moral (la passion, la liberté, le type de vie qu'il faut mener), et décline, par rapport à celui-ci, la situation dramatique par excellence: le couple.

La Baie des Anges possède une ligne narrative simple et pour la servir une mise en scène précise, rigoureuse, et un noir et blanc superbe (les cheveux noirs de Jean et la blondeur platine de Jackie, les vêtements de l'un et de l'autre, les robes de Jackie...).
On est forcé de penser à Robert Bresson, au vu de la rigueur descriptive, du choix de traiter une question morale (sans faire de moralisme), des thèmes de l'argent, du hasard et de la fatalité. Le personnage masculin évoque celui de Pickpocket; comme lui, il veut mettre à l'épreuve le destin est fait figure de «passionné lucide». Claude Mann est remarquable dans ce rôle pour son premier long-métrage. Quant à Jeanne Moreau, elle éblouit, comme ses cheveux, blonds pour la seule fois de sa carrière, fascinants comme l'argent et réfléchissant la lumière à chaque plan. L'impression esthétique singulière que produit «La Baie des Anges» y doit beaucoup et la prédilection de Demy pour les blondes se dessine: il tournera bientôt trois films avec Catherine Deneuve, une vraie fausse blonde cette fois. Enfin, le thème obsédant écrit par Michel Legrand accompagne avec force la ronde des roulettes et le tourni des joueurs.

samedi 21 février 2009

F.Truffaut, L'HISTOIRE D'ADELE H (1975)


L'histoire d'Adèle H est celle de la seconde fille de Victor Hugo, traversant l'océan pour rejoindre un homme qu'elle aime et qu'elle indiffère. C'est l'histoire d'une obsession, d'une idée fixe qui conduit une jeune femme à la folie. Truffaut disait qu'après avoir fait des histoires d'amour à deux et à trois personnages, il souhaitait en faire une à un personnage. De fait, ici, tout tourne autour d'Adèle; après quelques secondes de film, apparaît son visage blanc (le visage porcelaine d'Adjani), dont l'on suivra les émois pendant une heure trente. Les personnages secondaires sont réduits au minimum, sans être bâclés (qu'on pense à la logeuse et au libraire). Les plans sont resserrés autour d'Adèle, l'usage du gros plan est très fréquent. Point ici de cadres larges ou de panoramiques qui feraient apparaître le brillant d'une reconstitution, comme c'est souvent le cas dans les films historiques. Rien ne compte que le devenir d'Adèle, aussi Truffaut s'est-il efforcé de réduire au minimum les éléments contextuels, non indispensables à la narration, en accord avec son credo selon lequel un des risques du cinéma, et surtout du cinéma en couleur est le trop plein d'informations. L'histoire d'Adèle H est ainsi un film stylisé, ayant pour objet une femme qui elle-même ritualise sa vie: passages à la banque, passages à la librairie, petit autel voué à l'homme qu'elle aime (comme plus tard dans La Chambre verte) et surtout, écriture (on possède six mille pages du « Journal » d'Adèle). Irradié par la présence invisible d'Hugo, le film manifeste à nouveau l'amour de son auteur pour les lettres.
La progression narrative repose ainsi sur la répétition; comme l'écrivait Truffaut: « au lieu que l'émotion naisse de la surprise je voudrais qu'elle se dégage de la répétition ». Au fil des variations dans la répétition, se dessine le destin tragique d'Adèle.
Isabelle Adjani a vingt ans, elle est magnifique, et trouve ici un des plus beaux rôles de sa carrière.

samedi 7 février 2009

A.Ferrara, BAD LIEUTENANT (1992)


C'est d'une manière quasiment naturaliste que Ferrara filme Harvey Keitel, remarquable en flic verreux, dans les rues et les appartements miteux du Bronx. Murs sales, jaunes, ocres, cages d'escaliers, boîtes de nuit, gueules de bois, sexe, dope, alcool, jeu, mais tout cela filmé sans frime, froidement, à la différence de nombreux autres films qui abordent les mêmes thématiques. Bad Lieutenant est un film sur le vice et la déchéance morale, et tient résolument ce point de vue: Ferrara ne permet pas à son personnage de nous séduire, il ne joue pas avec la figure du flic pourri qui serait quand même sympa, ou drôle, ou au moins puissant et respecté, par les femmes ou les gangsters; il ne joue pas non plus avec l'attrait que peuvent provoquer le sexe ou la drogue. Techniquement enfin, le travail est sobre, il n'abuse pas de la caméra à l'épaule ou autre effet de style censé être adéquat au sujet traité.
L'homme que l'on suit presque chaque plan du film est un homme perdu et misérable, ce qu'il reconnaîtra, gémissant dans une Eglise, après la rencontre avec une jeune nonne violée qui pardonne déjà à ses agresseurs. A quatre pattes, devant un Christ réel ou halluciné, il implorera : « I'm week, I'm too fucking week! I need you! Help me! ». Alors qu'il est au plus bas, se profile la possibilité de la rédemption. Une petite lumière donc, dans ce film extrêmement sombre.

vendredi 6 février 2009

A.Téchiné, LES TEMPS QUI CHANGENT (2004)


Le coeur dramatique des Temps qui changent est l'histoire d'un homme mûr et célibataire, Antoine (Gérard Depardieu), qui après trente ans retrouve les traces de Cécile (Catherine Deneuve), son premier amour, qu'il n'a cessé d'aimer et entend reconquérir; mais celle-ci a refait sa vie.

L'action à lieu à Tanger en 2003. Tanger, port franc, est une plaque tournante, un lieu de passage où l'on commerce, où l'on vit pour un temps. C'est un lieu frontière entre l'Europe et l'Afrique, où cohabitent et se confrontent les cultures; c'est aussi pour certains la porte vers un eldorado fantasmé. Téchiné tisse des relations familiales et amoureuses en ce cadre propice aux rencontres, aux changements, aux espoirs, aux fantasmes. Comme toujours, il crée des situations qui exigent de ses personnages qu'ils tranchent, prennent des décisions, s'ouvrant et se fermant alors un champ de possibilités.

A l'évidence Téchiné entend inscrire son histoire sur un fond historique et géographique déterminé. Il montre la ville sous de nombreux aspects: le Tanger bourgeois, villas et casinos, le tanger plus populaire, la baie, les chantiers, les femmes voilées ou non, les immigrés d'Afrique noire. Le spectateur est sollicité par de nombreuses références à l'époque: guerre d'Irak, clandestins aspirant à traverser la Méditerrannée, tensions entre les population et modes de vie européens et traditionnels. Outre le réalisme du cadre de l'action, il campe des personnages auxquels il veut que nous croyions. Si la fidélité et l'amour à toute épreuve d'Antoine ont quelque chose de pur et d'absolu, cela est tempéré par d'autres de ses traits: il est calculateur, prépare son retour, et c'est en outre un promoteur peu sympathique avec ceux qui travaillent pour lui. En somme, Téchiné nous demande juste d'admettre l'amour d'Antoine, amour rare sans doute mais pas impossible -et nous y croyons avec plaisir. Il n'y a plus alors qu'à observer, en un cadre éminemment réaliste, les effets de cet amour. En un sens, il exige moins de son spectateur qu'il a pu le faire. Souvenons-nous d'Hôtel des Amériques par exemple, puisque c'est le premier de ses films où jouait Catherine Deneuve; les situations pouvaient paraître excessives, il fallait supporter les cris et les pleurs, la violence de la passion. Peut-être peut-on hasarder l'hypothèse d'une sorte de courbe descendante, qui en plus de vingt ans, d'Hôtel des Amériques aux Temps qui changent, emmène son cinéma vers plus de retenue et de pudeur -du moins dans ce bloc de cinq films tournés avec Deneuve, lequel possède une indéniable unité. Ce n'est peut-être pas de la mauvaise psychologie que de penser que ce n'est autre que le mouvement naturel de l'âge, celui des interprètes (Deneuve est dans sa soixantième année lors du tournage) et celui du réalisateur; comme un devenir vers plus de sagesse.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, Les Temps qui changent n'est pas un film « calme » ou « assagi », d'abord parce que la retenue n'est pas exclusive de la violence des sentiments, ensuite, et nous verrons que c'est lié, parce que Téchiné ose ici comme rarement dans la construction et le montage, et fait de son film une oeuvre riche et fascinante.
Que l'on considère le personnage joué par Gérard Depardieu: il jouit d'une situation confortable, mais est un homme seul et un peu perdu; il n'a rien de la marginalité qui était celle de Patrick Dewaere dans Hôtel des Amériques ou de nombreux autres personnages de Téchiné, ses Voleurs par exemple. Il n'est pourtant lisse que « vu de l'extérieur », car c'est un homme torturé en proie aux angoisses et à la passion; celles-ci ne sont que retenues, sourdes, refoulées. C'est en résonnance avec l'environnement qu'elles se manifestent. Aussi n'y accédons nous pas tant par l'observation de son comportement que par des images du monde entrant en correspondance avec elles: lorsqu'Antoine visionne la vidéo d'une cérémonie vaudou, ou se trouve témoin d'un rite sacrificiel musulman. Téchiné n'extériorise pas les sentiments par le jeu des acteurs, en un mouvement qui irait de l'intérieur vers l'extérieur, mais, autorisons-nous un usage particulier du terme, les externalise par le jeu du montage. Ceux-ci sont en effet exprimés de manière métaphorique par un usage répété de séquences tout à fait originales, qui introduisent une rupture dans le cours de la narration et constituent l'élément le plus caractéristique du film.

De fait, ce qui frappe dans Les Temps qui changent est la violence de ses coupes et l'utilisation de nombreux plans et séquences qui en tant que tels ne développent pas l'action -sans toutefois que le film soit dépourvu d'une structure narrative claire. Nous pouvons, en forçant un peu les traits distinguer trois types de séquences et leur fonctions, qui pour partie se chevauchent. Celles d'abord dont on vient de parler qui valent comme métaphores, ou correspondances: elles sont comme des révélateurs extérieurs de la vie intérieure, plus ou moins consciente: violence de l'aïd, et du désenvoûtement vaudou; celles ensuite qui produisent un effet de réalité: elles ancrent les situations dans un contexte social et culturel et l'on ne peut s'empêcher à leur sujet de penser au cinéma néoraliste: scènes documentaires de chantiers, l'aïd encore; celles enfin qui en plus d'introduire des ruptures narratives sont des ruptures formelles: la séquence vaudou en tant qu'elle est une vidéo, les quarante secondes de film d'animation d'un projet architectural, et surtout, la minute assez sidérante où l'on voient décomposés dans leur mouvement et en très gros plans le mouvement des machines, rotors, pneus, pelles mécaniques, essieus, terre effritée, boue. Participant aux fonctions précédentes, elles engendrent en sus un effet de miSe en question de l'image cinématographique; le réalisateur nous rappelle qu'il est le maître d'oeuvre de son propre chantier: il raconte une histoire qu'il peut lorsqu'il le souhaite mettre à distance ou interrompre. A l'évidence, il a le désir de ne pas produire une oeuvre « ronde », et introduit des éléments hétérogènes venant briser les schèmes classiques du mélodrame et plus généralement de notre perception: ces mouvements décomposés, l'oeil humain ne peut les voir (ni le nôtre ni ceux d'Antoine ou Cécile) et seule la technique permet un tel agencement d'images. Ce n'est pas en tant que tel une nouveauté, mais Téchiné ne nous avait pas préparé à cela; et l'équilibre se fait bien.
La séquence mécanique vient ainsi rompre, en coupe brutale, le moment le plus lyrique du film, où il est question d'éternité et d'amour sur fond d'une mer bleue et d'une ville blanche. On pourra, au delà de son effet de destructuration -légère- de l'oeuvre interpréter de plusieurs manières cette irruption. Cette multiplicité d'interprétations possibles fait d'ailleurs sa force: temporalité éclatée, insensée, de la vie humaine par opposition à la perfection d'une éternité à l'instant évoquée, retour à la poussière, spectre de la destruction et de la mort -celle-ci rôde dans tout le film-, métaphore machinique de la physiologie des passions...

Avec Les Temps qui changent, Téchiné dépasse le cinéma de personnages et de situations vers la mise en scène d'un monde naturel et social dont les violences et les beautés précèdent celles des individus. Non toutefois que la représentation du monde vale par elle-même, ou qu'il se mette au « cinéma social »: Téchiné ne cesse pas de s'intéresser à l'homme en tant qu'individu; plutôt doit-il considérer que cet extérieur sert de révélateur à la vie de l'âme, que l'on atteint celle-ci plus en profondeur par l'évocation de ce qu'elle voit -sachant que le regard ne saisit pas un monde « objectif »- que par des mots, des attitudes ou des actions.

Comme il en a l'habitude, le réalisateur décrit des destins croisés, construit un nombre assez important de personnages; il n'y a pas qu'Antoine et Cécile. Il est clair néanmoins que la toxicomanie d'une et l'homosexualité d'un autre nous intéressent moins que l'issue des « retrouvailles » entre les anciens amoureux. Cela dit, c'est le parti de Téchiné de ne laisser tomber personne, et de développer des intrigues parallèles à celle qui sert de nerf dramatique. Il s'interdit ainsi la prétention à saisir l'universel ou le paradigmatique, en un type de situation, un type de comportement, au prisme de ces briques élémentaires que sont l'individu ou le couple. Bien plutôt prend-il pour objet un ensemble de relations complexe et ouvert, et laisse sa chance à chacune; il propose de ce fait une vision nécessairement pluraliste des choses. C'est l'humanisme de Téchiné: chacun a ses vices et ses faiblesses, sa liberté et sa dignité.

Les temps changent et les monstres sacrés vieillissent. Mais c'est sans surprise: Deneuve et Depardieu soant excellents. Toutefois, les autres comédiens ne sont pas en reste, notamment le très convaincant Gilbert Melki. Le cinéaste joue un peu avec cette rencontre « trente ans après » entre Cécile et Antoine, car de fait, c'est aussi Deneuve et Depardieu trente ans après, Deneuve à qui il fait dire qu'elle n'aime plus son corps, et brûler une photo où, jeune encore, elle rayonnait aux côtés de Gérard Depardieu – sur le tournage du Dernier Métro? –. Le film de cinéma est toujours rattrapé, surtout lorsqu'il fait appel à des acteurs de grande notoriété, par « le cinéma », institution, univers culturel, histoire. Cette présence, Téchiné la gère avec finesse, ni ne l'ignorant, ni ne s'y complaisant. Surtout, ce discret jeu avec la mémoire cinématographique attachée à nos comédiens n'a pas sa fin en lui-même, mais offre de la manière la plus concrète une confirmation de cette vérité simple et première dont il question tout au long de l'oeuvre: le temps passe.

jeudi 5 février 2009

S.Guitry, DE JEANNE D'ARC A PHILIPPE PETAIN (1944)


MCDXXIX-MCMXLII ou De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain – qui ne sait de quoi il retourne se demande bien à quoi peut ressembler un film portant un titre pareil. L'étonnement est redoublé lorsque l'on découvre cet objet cinématographique absolument unique: pendant une heure est filmé un livre dont on tourne les pages unes à unes, avec des commentaires de Guitry lui-même, des textes lus par certains de ses contemporains (dont Jean Cocteau) et des pièces musicales. Ce livre est d'abord un livre d'art destiné à la vente conçu par le réalisateur, compilant des manuscrits, des illustrations et des textes imprimés suivant le fil de l'histoire artistique et politique de la France de Jeanne d'Arc à, c'est assez malheureux, Philippe Pétain – le film est réalisé en 43. Ainsi parcourons nous une certaine histoire de France, au gré de gravures (Henri IV, Descartes, Montesquieu, Talleyrand, l'Empereur...), de reproduction d'oeuvres plastiques (esquisses de Delacroix, de Degas, photos de travaux de Rodin) de la lecture de textes, de vers, d'aphorismes, de traits d'esprits, (mots de Voltaire ou Rousseau, lettres de Musset ou Pasteur, Voyelles de Rimbaud...) et d'interprétations d'extraits de pièces musicales (Carmen, Pelléas et Mélisande...).

Après un premier plan sur le livre fermé et debout, mi monument funéraire mi tour de guet, le livre s'ouvre dévoilant ses trésors le long d'un plan fixe en plongée de 58 minutes. Inclassable, ce filmlivre participe à la fois du genre publicitaire – Guitry faisant la promotion-présentation de son ouvrage d'art en l'honneur de la France éternelle – de la démarche encyclopédique et du film de propagande, tout en étant en lui-même un geste artistique d'une grande audace, une oeuvre mineure en un sens mais sans équivalent. Nous sommes en effet à la limite de l'art cinématographique et même de l'art tout court, puisque le film ne fait que présenter une oeuvre accomplie sous une autre forme, oeuvre qui elle-même n'est qu'une compilation: répétition de répétition, commentaire de commentaire. Mais après tout lorsque Guitry transposait ses pièces de théâtre en oeuvres pour le cinéma, les mettant, selon ses propres mots, « en conserve », les fixant dans un désir d'éternité, il suivait une démarche tout à fait analogue.

On n'est pas sans ressentir une certaine gêne lorsque sont tournées les dernières pages de cette histoire, évoquant « l'amour sacré de la patrie » et dévoilant le portrait du Maréchal qui eut le malheur de représenter la France en ses pires heures; mais on est ému pourtant devant le silence pudique qui accompagne ce final tragique et l'espoir d'une « France sauvée par les arts ». Certes cocardier, De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain est avant tout une déclaration d'amour à la culture, aux arts et à l'esprit.

R.Bresson, LE PROCES DE JEANNE D'ARC (1962)


«Un film aussi rigoureux que possible» disait Bresson de son Procès... Difficile d'imaginer une mise en scène plus exigeante, une grammaire plus stricte et suivie sans écarts, un cinéma plus loin de la séduction et du compromis. Faut-il parler d'un style? En un sens Le Procès de Jeanne d'Arc peut être considéré comme la recherche d'un « non-style ». En effet, il se caractérise par un dépouillement et une simplicité maximum, tant au niveau des plans que du jeu des «acteurs» -qui ne le sont pas: pour jouer la pucelle, une fille vierge au cinéma- quant au texte, il ne provient que du procès de condamnation. Il ne s'agit pas de dramatiser ou romancer, mais de présenter.

Pour autant, on est loin d'une forme documentaire, qui prétendrait exposer comme empiriquement son objet; il faudrait alors faire droit à du contingent, varier les points de vue. L'effort est d'exposer, pour ainsi dire, le procès dans son essence, c'est à dire sa lettre (paroles échangées et consignées), et les parties en jeu, directement (Jeanne, ses juges, l'Eglise, les anglais) et indirectement (Isambart et surtout l'ordre supérieur dont Jeanne se réclame: Dieu et les saints).
Pour cela, Bresson choisit une mise en scène d'une sobriété telle qu'elle peut, pour la plus grande partie du film, se résumer ainsi: un triangle est constitué, qui a pour sommets Jeanne, ses juges, le témoin de leur face à face. Ce témoin c'est le spectateur devant qui se répètent les champs-contrechamps filmés de trois-quart (d'où le triangle), ou c'est, aussi bien, Dieu (cf. P.Arnaud, Robert Bresson). C'est en tout cas un oeil pour lequel la foi, voire la vérité, ne peuvent être reconnus que comme étant du côté de Jeanne. Sinon, plans d'escaliers, de murs, structures cloisonnées. Et, parce que comme le Christ, Jeanne n'est pas qu'âme et parole, quelques plongées qui par leur isolement font exister avec d'autant plus de force leurs objets: les reliefs d'un mauvais repas, un drap pudiquement tiré, les pas de Jeanne vers le bûcher.

mercredi 4 février 2009

N.Klotz, LA QUESTION HUMAINE (2007)


Un film sur la shoah qui avance masqué -parce que l'on ne saurait la représenter-, ou bien un film sur le monde de l'entreprise dans nos sociétés contemporaines, monde si abject qu'il peut être pensé par analogie avec le fonctionnement bureaucratique nazi? Il serait oiseux de chercher à trancher, disons qu'est interrogée l'humanité de nos systèmes sociaux technocratiques voués à une rationalisation croissante, tendant à réduire toujours la responsabilité morale individuelle et la force des valeurs qui ne peuvent prendre un sens assimilable par les procédures organisationnelles. Non content de décliner ce problème au prisme du régime nazi et de l'entreprise capitaliste, Klotz évoque aussi la politique actuelle d'immigration de la France.

De manière fine et convaincante, l'accent est mis sur l'usage de la langue, comme symptôme par excellence de l'état moral d'une société. Le langage froid et châtié mais redoutablement efficace de Simon Kessler (assez bon Amalric), directeur des ressources humaines dans une grande entreprise, devient le fonctionnement à l'aveugle d'une humanité qui s'oublie; à celui-ci vient s'opposer la musique, beauté qui, née de son sein, inflige à l'homme (en l'occurrence Mathias Just, très bien interprété par Lonsdale) le difficile rappel d'une plus grande destinée.

On le voit, La question humaine a du point de vue du propos une assez grande ambition, et se permet de développer ses interrogations en plusieurs directions. Mais c'est pour l'instant bien théorique dira-t-on; c'est là que le bât blesse. Quoique non dépourvu de beautés et d'esprit, le film peine à être à la hauteur de son discours et se trouve écrasé par celui-ci, n'en devenant parfois qu'une illustration palotte. Lorsqu'il devrait nous bouleverser, il nous laisse froid. Il manque à l'oeuvre l'unicité et l'unité esthétique qui la fasse tenir indépendemment de ses mots (dont une importante part est énoncée en off), et la garantisse d'une dispersion déjà évidente au niveau théorique.

Nicolas Klotz semble hésiter entre plusieurs options esthétiques et fait le choix d'un film à la structure et au style relativement éclatés (flirtant tour à tour avec les influences surréalistes, la stylisation truffaldienne, le lyrisme polémique d'un Debord, ou la nervosité contemporaine d'un cinéma de clips), mais l'alchimie ne se fait pas. Nous avons trop l'impression d'un réalisateur qui se cherche, collant tant bien que mal des morceaux ne tenant que par un discours, assumant une fonction théorique permettant des correspondances parfois judicieuses entre séquences, mais aussi, et c'est plus problématique, une fonction de commentaire, sans laquelle l'image resterait souvent muette, et la structure narrative inconsistante. L'omniprésence de ce « discours-commentaire » signale en négatif l'échec de l'image et produit un film qui, se voulant intelligent à chaque instant, se révèle sentencieux.

M.Powell et E.Pressburger, LE NARCISSE NOIR (1947)


Le Narcisse noir est un des plus beaux de ce que l'on peut appeler des « films-monde », de ces films réalisés avec une volonté de démiurge, volonté non pas de découper et d'organiser les images de notre monde, ni de les imiter, ni seulement même de les rejouer en les idéalisant, mais de créer un univers esthétiquement et significativement plein qui se suffise à lui-même et, le temps de la projection, vive de sa vie autonome. Si Le Narcisse noir suit globalement les canons de la forme classique du cinéma, son esthétique est néanmoins affectée d'un coefficient d'irréalité, d'étrangeté, qui rend délicate la désignation de « classique ». Cela, certes, est peut être vrai de la plupart des très grandes oeuvres dites classiques, dont le génie subvertit les conventions en les suivant; mais indéniablement, Le Narcisse noir frappe par sa beauté toute particulière, au caractère magique. Point révélateur: malgré les possibilités que leur offrait la production, les réalisateurs ont choisi de tourner dans des décors fabriqués, s'offrant par là la possibilité de modeler un univers à leur désir, dont les aléas soient bannis et les éléments à l'exacte mesure de la fonction et du sens qui devront être le leur dans l'oeuvre achevée. Cette volonté de maîtrise totale, partagée naturellement par la plupart des artistes se donne ici les moyens radicaux de son ambition; poussée à ce point, elle rappelle celle d'Hitchcock, l'autre grand réalisateur anglais de l'époque.

Quoique singulière, la grande beauté du Narcisse noir parle clair à l'esprit. Le film raconte en effet une histoire, suit le fil d'un scénario simple mais rigoureux, celle d'une petite communauté de nonnes s'installant dans un ancien « Palais des femmes », harem de quelque Maharadjah, communauté dont l'installation et le développement rencontreront des obstacles insurmontables liés à des tensions internes, à l'incompréhension entre deux mondes, et à la puissance magique des lieux. La puissance spirituelle du film se nourrit d'une question humaine vieille comme la conscience: l'opposition du bien et du mal, déclinée de plusieurs manières: combat entre la sainteté et le péché, fidélité ou non à l'idéal, tension entre deux cultures, deux mondes – ces variations imposant d'ailleurs des mises en question quant à la clarté et la forme de l'opposition, la faisant jouer à différents niveaux et parfois avec ambiguïté; qui par exemple de l'ermite païen, éternel indifférent, et des soeurs de bonne volonté est au plus près de la vérité?
Au delà, ou en deçà de ces tensions morales et métaphysiques, Le Narcisse noir se relève un très grand film sur le désir et le féminin, et Black Narciss est le nom du parfum dont les effluves rappellent aux religieuses une autre vie, passée ou possible. Toujours des éléments viennent troubler la quiétude et la retraite des soeurs, en provenance de l'extérieur: le bel homme, incroyant qui plus est, le jeune dandy, la servante délurée; ou faisant irruption de l'intérieur: la force incoercible du désir et du souvenir. Pendant l'office, Soeur Clodagh jouit littéralement de la réminiscence d'une partie de chasse. Le galop des chevaux résonne en elle comme en toutes, bientôt ou déjà, le martèlement inquiétant des tambours par un Autre mystérieux, peuple incompréhensible. La pulsation d'un monde étranger et souterrain mène la communauté à l'hystérie.

Evidemment, ce n'est pas le sujet qui fait le film, et le plan n'a pas seulement vocation à résoudre ou illustrer un problème philosophique, moral, ou psychologique. Mais c'est bien la signifiance permanente de l'image qui donne son ampleur au Narcisse noir; elle la donne parce que symbolique, elle ne sacrifie pourtant jamais à la beauté; beauté formelle, de composition, mais aussi beauté matérielle, sensuelle, permise par un magnifique travail sur la couleur et la lumière, par l'intérêt porté aux visages, aux étoffes, aux décors. Sensualisme et symbolisme se mêlent avec génie, le spirituel est chair et le sensible est spirituel. De combien de films retient-on autant de plans après une seule vision? La cloche que l'on sonne au bord de l'abîme, le vieil homme fort comme les montagnes qui lui font face, le travelling lors du repas des nonnes, puis le plan d'ensemble en plongée, les volutes de l'habit religieux dans le vent, Kenchi sortant ses griffes et ses plus beaux atours, les visages marqués par le recueillement ou la nostalgie, par l'inquiétude, par le délire et par la possession, un corps devenu diabolique, une forêt dans le brouillard, une auge dont l'eau semble devenue une liqueur d'enfer, l'extraordinaire face à face des deux soeurs, Livre Saint et rouge à lèvres... Chaque plan réunit sens et beauté: un film éblouissant.

lundi 2 février 2009

Lars von Trier, EPIDEMIC (1987)


Deux jeunes scénaristes écrivent l'histoire de la propagation d'une peste, mortelle et répugnante; certains signes laissent penser que ce dont ils parlent est en train, réellement, de se réaliser.

L'oeuvre se déploie sur deux niveaux diégétiques: 1. l'avancée dans l'écriture du scénario (et l'irruption d'événements en rapport avec celui-ci); 2. le « film dans le film »: scènes appartenant à l'oeuvre que sont en train de penser et de se représenter les deux scénaristes. Pour marquer l'hétérogénéité de ces deux niveaux, le premier est tourné en 16mm, dans un noir et blanc sale et hésitant, et quasi naturaliste, le second en 35mm et de façon plus léchée de manière à évoquer une forme plus classique pour l'oeuvre imaginée. En somme, nous avons d'un côté la mise en scène un peu anarchique d'un « réel » trouble où l'on pense et l'on parle de l'oeuvre à faire, de l'autre, le « cinéma », la composition du plan, les clichés maîtrisés, voire le lyrisme.
Entre les deux, Lars von Trier ne sait ou ne veut trancher; en bon artiste post-moderne, il refuse la forme classique mais en a la nostalgie. Si l'on ajoute à cette distinction des deux plans sur lesquels joue le film, l'existence d'un narrateur en off, le fait que les deux personnages scénaristes sont aussi les scénaristes et réalisateur de fait (Niels Vorsel et Lars von Trier), que le rôle de l'intermédiaire avec les producteurs est interprété par celui qui est réellement l'intermédiaire de von Trier avec ses producteurs, qu'en somme, les conditions de la réalisation d'Epidemic sont mises en scène dans Epidemic, on en arrive à un film où les emboîtements, la mise en abyme, le caractère de work in progress sont poussés à l'extrême. Si le dispositif fait un peu mode, il est ici franchement bien mené et surtout, le travail sur l'image, l'inventivité visuelle et sonore, la matière cinématographique, ne sont pas étouffés par la réflexion ou le jeu sur l'activité cinématographique elle-même. En outre, le ressort scénaristique n'est pas juste une bonne idée, mais est l'occasion de contre-balancer un second degré et une « icônoclastrerie » très présents, par des éléments de réflexion sur la force des images, la puissance et la responsabilité du créateur; je cite approximativement: « nous nous amusons de la souffrance des hommes »... or, bientôt, l'auteur de la fiction se trouve pris à son propre jeu et la souffrance devient réelle. Contrairement aux apparences, Epidemic n'est pas sans morale – sans question morale.

Epidemic
, c'est la mise en scène et en pensée de la contagion entre les images et le réel, de la perméabilité entre ces deux modes de l'être qui semblent ontologiquement distincts. La permanence du titre à l'écran (EPIDEMIC® reste inscrit en lettres rouges en haut à gauche de l'image tout le long du film), « truc » un peu facile au demeurant, vient signifier cette circulation entre images et réalité en faisant le lien entre les deux niveaux dont nous avons parlé. Lars von Trier a cherché à créer, par des moyens radicaux, une mise en scène et une construction adéquate à son sujet. Il y réussit à demi, car le film a par quelques côtés un aspect bric-à-brac, un caractère non fini, et l'on peut regretter quelques facilités et fautes de goût, le choix de la musique, par exemple, après l'extraordinaire séquence finale, qui toutefois justifie à elle seule la vision d'Epidemic (« fautes » volontaires évidemment, mais...). Enfin, notons que l'on trouve ici en germe l'humour et le gore bubonique et grotesque de la future série The Kingdom (L'hôpital et ses fantômes).