mardi 2 juin 2009

B.Tavernier, DANS LA BRUME ELECTRIQUE (2009)


La Louisiane est un monde trouble. Il y pleut beaucoup. On y joue un blues lancinant, avec accordéon. On y mange des crabes, des poissons-chat, grandissant en eaux saumâtres. Quelques-uns y parlent même encore un étrange dialecte, par où se signale une vieille histoire, avec ses lumières et sa boue. La Louisiane a des racines profondes et multiples mais son sol est instable; secouez-là et vous ferez remonter de la vase.

Alcoolique plus ou moins repenti et enfant du pays, Dave Robicheaux, le shérif de New Iberia, a l'habitude d'y voir trouble. Une banale affaire de police – le meutre d'une prostituée – va cependant se transormer en une quasi quête aux enjeux moraux et existentiels. Une jeune femme de dix-neuf ans violée et assassinée; un vieux squelette; des soldats fantômatiques, en uniforme sudiste – tout cela dans le bayou. L'intrication de ces trois énigmes va mettre en résonnance différentes couches du temps et tisser des liens entre elles: l'actualité, le temps où Dave était jeune et le temps de la guerre et de l'esclavage. Le passé insiste dans le présent et la logique temporelle de la succession se trouve mise à mal: l'avant se retrouve contemporain du maintenant. Cet affleurement du passé dans le présent se fait à l'occasion de l'enquête de Dave, mais malgré lui et sans que les souvenirs – ceux de Dave? ceux de la Louisiane, véritable personnage du film? – ou les êtres qui surgissent du passé entretiennent des liens de causalité avec l'affaire. La logique qui établit les ponts entre passé et présent n'est pas de succession ou de causalité mais de correspondance et d'analogie.

On sait que dans l'esprit existent des associations inconscientes entre représentations (images, souvenirs), et que l'évocation de l'une peut provoquer le surgissement de l'autre. Mais Dans la brume électrique n'est pas un film psychologique et les liens qui se tissent entre événements réels ou fantasmés, passés ou présents ne sont pas établis par l'esprit seul de Dave. S'il y a un inconscient il est collectif et même plus: il est celui d'une terre. Les déboires existentiels de Dave ne sont en réalité qu'un mode d'être de l'âme troublée de la Louisiane elle-même. Tavernier s'efforce à ne pas faire un cinéma de la subjectivité: Dave n'est pas le foyer de l'action et de la réflexion; il n'est pas face au monde. De même que s'affaiblit la logique temporelle de l'avant et de l'après, la logique spatiale de l'intérieur et de l'extérieur, du sujet et du monde tend à s'abolir. Dans la brume électrique est un film atmosphérique dans lequel la dissolution du sujet et l'envahissement du monde par une ambiance, une Stimmung, rend difficile toute orientation selon les catégories classiques: passé-présent, bien-mal, vérité-mensonge, imaginaire-réel.

N'y aurait-il plus de bien ni de mal? Ce serait trop dire, car si Dave apprend que faire le bien peut paradoxalement produire le mal (assassinat de Kelly) ou que pour atteindre au bien il faut passer par le mal (violence, brutalité, mensonge), la distinction, le désir de la maintenir et de la défendre malgré son équivocité reste le seul repère pour s'orienter dans un monde ambigu. Rien n'étant clair, le visage de Dave (Tommy Lee Jones) est hiératique, les événements pouvant au mieux se refléter sur ce visage, non s'y traduire en expression; c'est toujours après coup qu'ils prennent leur sens. Cet éclairement du sens est lent et progressif, il suppose une foi assurée quoique mal définie. Sur ce chemin, la présence de sa femme (Mary Steenburger, lumineusement paisible) constitue pour Dave un havre où retrouver ses esprits.