lundi 1 mars 2010

J.Jarmush, LIMITS OF CONTROL (2010)

Un homme, noir, bien mis, impassible, parcourt l'Espagne au gré des messages codés qu'il reçoit d'individus rencontrés comme par hasard. Nous ne saurons rien de lui et de ses motivations, ni de ceux qu'il croise; il y a bien un genre de dénouement, mais qui enseigne peu.

Chacun des « messagers » rencontrés par le lonely man – ainsi nommé au générique – se fend d'un monologue vaguement philosophique. Voici en substance, le propos que lui tient une charmante asiatique: «l'univers n'a ni centre ni limites. Il n'y a que des molécules en vibration». Limits of Control se veut vraisemblablement une symbolisation de cet univers, et n'a de ce fait ni centre ni limite. Pas de centre car il refuse un foyer producteur de sens, pas de limites car l'oeuvre ne constitue pas une totalité ordonnée. Il n'y a ni sujet ni monde, seulement des mouvements, des relations, des lignes de fuite. Le lonely man est certes omniprésent à l'écran et soutient constamment «l'action»; cependant il est sans intériorité, il est une fonction qui traite des informations et non un sujet qui donne du sens – il décode et n'interprète pas. Simple opérateur, il répète les mêmes opérations: s'assied en terrasse, commande toujours deux express – coquetterie un peu agaçante –, rencontre quelqu'un, échange avec lui boite d'allumette contre boite d'allumette (avec message à l'intérieur). Chaque rencontre est comme l'étape d'une mission et conduit à un déplacement – à défaut d'une véritable action – qui mène à une nouvelle rencontre, jusqu'à l'aboutissement obscur de la mission.

Limits of control est ainsi un film extrêmement formel et du point de vue du genre cinématographique, comme le squelette, la trame formelle d'une sorte de thriller avec parcours initiatique. On n'est pas pour autant dans le pastiche qui joue sur la structure et sur la matière du genre qu'il caricature. Au prix d'un léger anachronisme, on pourrait dire de Limits of control, que c'est un film « structuraliste ».

Est-on face à une forme sans fond, une syntaxe sans sémantique? Il ne s'agit sans doute pas pour Jarmush de simplement s'amuser avec les codes d'un genre ou, comme par exercice, de se soumettre à une contrainte formelle poussée à l'extrême. Il y a cela mais aussi autre chose: Jarmush a pu considérer que le formalisme de Limits of Control n'était pas absence de signification mais était le moyen le plus pertinent de construire un univers esthétique correspondant au monde contemporain. La répétition indéfinie et comme automatique des déplacements, des communications, des rencontres-éclairs, constituent une structure en réseau dans laquelle les individus sont les noeuds eux-mêmes mouvants où se rencontrent les flux (de parole, d'information, de personnes – de toutes couleurs –, de marchandises...). L'univers sans centre ni limite, c'est le monde mondialisé. Cet univers n'est pas en toute rigueur un monde, puisqu'il est sans ordre, unité ou totalité; il est une structure ouverte, horizontale, sans profondeur, gouvernée par une sorte de rationalité dépersonnalisée.

Du point de vue esthétique, l'oeuvre est propre, léchée, géométrique (surcadrages, jeux de volumes...). Dans un monde ou domine un mouvement purement quantitatif – les individus ne semblent pas affectés par les événements qu'ils « vivent » – c'est la ligne horizontale qui domine, parfois équilibrée par la verticalité des tours ou des arbres sur les plaines. Lorsque le cercle intervient il ne joue pas son rôle: les fesses de Paz de la Huerta sont fort belles mais n'excitent pas le désir du lonely man – et encore moins son amour – et les mouvements quotidiens de taï chi qu'il s'impose semblent soumis à une stricte logique d'efficacité: il administre son corps en faisant, comme l'on dit, circuler les énergies.


Malgré son formalisme, le scénario est bien entendu susceptible d'interprétations. Il semble par exemple que dans ce monde plat les hiérarchies ne sont abolies qu'en apparence et que domine un pouvoir extrêmement puissant, agissant en secret depuis des tours d'ivoire. On pourrait aller jusqu'à considérer, face au comportement robotique des personnages, que ce pouvoir est du type « grande machine programmatrice » (à la Matrix), interprétation que quelques formules comme « tout est virtuel » pourraient corroborer. La mission du lonely man serait ainsi comme une révolte du programmé envers le programmateur, une sorte de bug dans le grand système économico-technico-sécuritaire. D'autres formules, plutôt opaques dans le contexte où elles sont énoncés – « la vie ne vaut rien », « celui qui veut se faire trop grand finit au cimetière » – peuvent exciter l'interprétation. Cependant, l'équivocité de Limits of Control n'est pas richesse.

La pluralité des interprétations possibles d'une oeuvre peut être une force ou une faiblesse. Elle est une force lorsque celles-ci s'inscrivent dans un horizon de sens suffisamment déterminé, une faiblesse lorsque l'oeuvre joue abusivement d'un propos équivoque. A cause d'une indétermination trop grande du sens et d'un usage gratuit du concept, c'est malheureusement le sentiment de vacuité qui domine et non la fascination devant le mystère. Comme souvent, dans un cinéma qu'on peut dire « post-moderne », la sous-détermination du sens – et donc l'ouverture d'un large espace de signification – est compensée par une sur-détermination esthétique qui, en singularisant détails, situations, ou personnages, les fait enfler en objets de spéculation. Chez Lynch ou d'une autre manière chez les frères Cohen, cela fonctionne plutôt bien. On a de fait, dans Limits of control, des personnages forts singuliers, des objets insistants (boite d'allumette, parka, les deux express...), des répétitions de situations insolites; mais tout cela n'a pas l'aura suffisante pour que l'on n'en reste pas au sentiment du bizarre. Excessivement contrôlé – et fort bien maîtrisé – du point de vue formel et plastique, Limits of Control manque de chair et de sens.