vendredi 19 novembre 2010

R.Zlotowski, BELLE EPINE (2010)

Belle Epine vaut essentiellement pour une idée esthétique. Cela ne suffit pas – et de fait le film n'est pas une réussite à tous points de vue – mais c'est déjà pas mal. Beaucoup de films n'en ont pas; il y a peut-être même des chefs-d'oeuvre sans idée esthétique. On n'ira pas jusqu'à dire que c'est le signe du génie mais c'est indéniablement la marque d'une imagination artiste. L'idée esthétique, c'est une « représentation de l'imagination qui donne beaucoup à penser, sans pourtant qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire sans qu'aucun concept, ne puisse lui être approprié et, par conséquent, qu'aucun langage ne peut exprimer complètement ni rendre intelligible » (Kant, Critique de la faculté de juger, §49). Dans Belle Epine c'est une adolescente sur une moto. C'est la nuit, la caméra est perpendiculaire à la trajectoire de la moto et l'accompagne, elle tremble légèrement. Plan rapproché; dans le cadre, le dos du pilote, le corps de Prudence jusqu'à la taille ou à mi-cuisses, son visage enfin abandonné. Mise au point sur Prudence; derrière, les tâches oscillantes des lumières de la ville, leurs reflets sur les casques. De la musique: nappes de son synthétique éthérées et mélancoliques. Ça marche: c'est beau et ça fait penser. A quoi? A la mort? Au paradis? A la réconciliation avec toute chose? Rien à dire de précis, puisque justement l'image n'est plus ni illustration ni élément de narration mais productrice d'un sens qu'elle ne fixe pas. Le jeu du sensible et du sens est efficace: on touche au mystique, à un mystique de motards et d'adolescentes paumées. Une autre idée: des hommes autour d'une moto, la préparant, la lustrant, la contemplant, s'apprêtant à la chevaucher avec amour. Toujours ces nappes de son. Un peu de fumée, les reflets du chrome. La moto comme une idole, un veau d'or adoré par des types ressemblant dans la nuit à des officiants mystérieux. Un pot d'échappement qui passe de main en mains comme un sceptre.

Ainsi, sans faire injure à la douce Léa Seydoux, l'élément esthétique clef du film, c'est la moto. Mais, soit qu'on soit tout contre elle, l'accompagnant dans sa course, et qu'elle nous apparaisse comme en suspend, soit qu'elle trône, mais dans la nuit, soit qu'elle ne soit qu'un phare qui travers l'écran un instant, jamais on n'est invité à l'observation. Que les choses soient claires: Belle Epine n'est pas « un film de motos ». De là sa puissance: c'est précisément parce que la moto comme réalité objective est mise à distance, qu'elle peut, pour Prudence et pour nous, exister comme objet fantasmatique, comme puissance symbolique.

Pour le reste, Belle Epine est une méditation morale. C'est l'histoire d'une jeune femme qui se sent vide (hébétude intellectuelle adolescente, ennui profond, vide affectif). Il faut qu'il se passe quelque chose, il faut qu'elle trouve quelque chose. Quoi, elle ne le sait pas, mais cela prendra les noms de vol, ivresse, danger, mort, vitesse, baise. Elle cherche la vie mais s'aventure sur un chemin où elle risque la mort, du corps peut-être, du coeur surtout; bientôt elle le pressentira. Pauvre Prudence qui cherche l'absolu et ne rencontre que le néant!

mercredi 3 novembre 2010

F.-F. Coppola, CONVERSATION SECRETE (1974)


Plan d'ouverture: une place à San Francisco filmée en plongée. Une bonne cinquantaine de personnes, assises sur des bancs, flânant, jouant de la musique. Le lieu de l'action semble posé, la caméra s'approche lentement, on va y voir. Tiens, un bouffon, un mime se détache sur ce fond indistinct et attire notre attention: sans doute a-t-il un rôle à jouer? Fausse alerte, la caméra se détache bientôt de lui pour ne plus le revoir et s'attache momentanément à un autre individu. Après trois minutes de plan séquence, rupture: un homme sur un toit regarde, lui aussi, la place; un autre point de vue. Cette fois semblent apparaître les protagonistes de l'action: cet homme observe un jeune couple, les a même dans une ligne de mire. Fusil ou caméra sans doute? Non, c'est un micro; s'expliquent alors ces bruits étranges qui de temps en temps accompagnaient ou parasitaient l'image, sans la clarifier. C'étaient des enregistrements, des tentatives de capter des paroles de loin et malgré les bruits ambiants. Ainsi les différentes perspectives n'étaient pas prises de vue mais prises de son. Et comme on reconstitue la scène de l'action à partir de plusieurs point de vue, il va s'agir de reconstituer un dialogue à partir de multiples enregistrements. Il n'y avait donc rien à voir – sinon un couple qui tourne en rond – il y avait à entendre. On peut comprendre alors pourquoi ce mime, qui faisait diversion; c'est une citation, c'est celui qui clôturait Blow up. Sept ans après, Coppola va le refaire, non plus version image mais version son.

Détective, Harry Cowl a à remettre à un commanditaire un enregistrement de bonne qualité. Cependant, outrepassant sa fonction, il va cercher à percer le sens de l'enregistrement, à atteindre le réel signifié par celui-ci. Le son sera ainsi l'objet de deux opérations: d'abord une opération technique de montage, de mixage, d'égalisation – il s'agira de reconstituer ce qui a été dit à partir des différentes perspectives sonores; ensuite une opération d'interprétation du dit – il s'agira de comprendre. Or, si le traitement du son en tant que phénomène physique s'avère n'être qu'un problème technique pouvant trouver une solution définitive, sa considération en tant que signifiant est un problème herméneutique susceptible d'un travail indéfini. Que signifient ces phrases? Que veulent dire cet homme et cette femme? La question obsèdera Harry Cowl et malgré ses efforts son interprétation s'avérera erronée. S'il suffisait de reconstituer un fait, comme dans Blow up... C'est plus compliqué: il faut comprendre une intention.

Une image ne parle pas. Là-dessus repose toute sa puissance: elle est suggestive, équivoque, trompeuse ou muette, et quoiqu'aient pu en dire certains sémiologues – et cinéastes – elle n'est pas mot et son agencement avec d'autres images ne fait pas langage. En revanche, en tant que parole, le son est véhicule du verbe, il donne sens, il est comme la légende de l'image, ce titulus que des théologiens exigeaient afin que le fidèle ne confonde pas le visible et l'invisible. Mais une légende aussi peut être équivoque et Harry Cowl manque de prudence. S'il connaît la vanité de l'image et ne l'investit pas de son désir – comme en témoigne l'absence totale de séduction dans son attitude et son accoutrement, même dans des situations potentiellement érotiques – il surestime les enseignements que l'on tire de la parole: malgré toute sa bonne volonté son enquête échoue, il se met à l'abri du fantasme mais pas de l'erreur. Pas dupe de l'image, il l'est de la parole; il ne parvient pas à troquer le désir contre la connaissance et manque au final et l'un et l'autre. Pas plus que l'imaginaire le symbolique n'atteint le réel: la mort et l'amour restent un problème. Cette opacité du réel est bien exprimée par les divers parasitages du son mais aussi par la mise en scène répétée d'objets translucides qui pourraient être transparents: la vitre qui découpe deux espaces dans l'atelier, celle derrière laquelle a lieu un meurtre plus imaginé que vu et surtout l'étrange et inamovible imperméable de Cowl.

La mise en scène du travail sur le son est une grande réussite. Et, outre la séquence d'ouverture, les passages les plus marquants sont certainement ceux où Cowl manipule la matière sonore, suspendu, et nous avec lui, à une hypothétique révélation. Dans l'atelier se superposent et se mêlent les « perspectives sonores » issues d'enregistrements eux-mêmes composés de multiples plans (musique, rumeurs, moteurs, paroles, bruits parasites...). Forces rembobinages, découpages, montages, mixages, isolements des fréquences permettent d'identifier et de combiner les plans signifiants. Pour reconstruire le réel dans toutes ses dimensions, Cowl a quelques photos. Au spectateur sont livrées à nouveau ces images qu'il voyait d'abord sans le son. On jouit alors simultanément d'une enquête passionnante et d'un montage dans le montage, mise en abîme originale par le primat accordé au son sur l'image. Là-dessus, tous les bruits de second ordre, grincements de chaise mais surtout cliquetis, souffle, déroulement des bandes, couinements: bruits des appareils destinés à lire et à traiter le son. Au temps du numérique, ces machines analogiques se rappellent à nous dans leur dimension presque charnelle et les doigts sur les potentiomètres, le monteur semble être un artisan.

Le cinéma est un art de l'image que sa puissance – et sans doute sa volonté – d'illusion perceptive conduisit nécessairement à devenir un art du son. Reste cependant un inévitable primat de l'image, pour des raisons de nature: s'il y a des films sans son, il n'y a pas de film sans image – ou seulement comme cas-limite et presque par provocation (Debord), comme il fallait qu'il y eût, une fois, de la musique sans son. Conversation secrète hisse cependant le magnétophone et l'enceinte au prestige et à l'aura dont la caméra et l'écran ont habituellement le privilège.