samedi 4 avril 2009

F.-F. Coppola, RUSTY JAMES (1984)


En 1982, Coppola confiait à Positif son intérêt pour le kabuki, forme d'art théâtral japonais caractérisé à la fois par une codification extrêmement rigoureuse et des éléments de mise en scène saillants, spectaculaires, voire pittoresques (poses, maquillages, changements de costumes, objets délibérément agrandis...). La rigueur formelle autorise ainsi le singulier à briller, par une mise en avant par alternance des différents éléments de la composition. Cette recherche de l'équilibre entre stylisation et affirmation du singulier – au service de l'ensemble mais jouissant aussi de sa propre existence – est tout particulièrement à l'oeuvre dans Rusty James. Serge Daney analysant le film parlait de « solos d'images, de mots, de musiques, de gestes, de mouvements de caméra, de tout »; c'était bien dire, puisque Coppola se référant au kabuki évoquait aussi le jazz.

Rusty James est une oeuvre extrêmement stylisée, expressionniste, et évoquant le cinéma de Welles. Le noir et blanc permet la géométrisation de l'espace et les oppositions binaires – mises en question par ailleurs à grand renfort de fumée –, les grands angles, les longs travellings, le soin apporté à l'équilibre des plans, mettant en scène frère et frère, fils et père, citoyen et policier dans leurs déambulations et confrontations, dessinent une esthétique au cordeau. Mais Rusty James, c'est aussi des emballements locaux que la caméra suit, bastons, partouze, concert de soul, gestuelles nerveuses, tics, mâchouillements de chewing-gum, et rythmes syncopés de la bande son jusqu'à sa saturation par toute sorte de bruits – bande sonore qui mériterait d'ailleurs à elle seule une analyse; contentons nous d'évoquer l'affinité formelle (et non seulement pathétique) entre l'image et le son (par le rythme plus que la mélodie), le travail du batteur Stewart Copeland entrant en correspondance avec le jeu du noir et du blanc.

Le soin formel apporté à Rusty James est parfois à la limite du maniérisme et tend à l'exercice de style. Néanmoins, il n'est pas gratuit; la polarité stylistique est un travail sur la représentation du temps et sa dimension existentielle, celui-ci se trouvant constamment accéléré ou dilaté – c'est, dira-t-on, le principe même de l'image cinématographique; certes, mais pour une large part, le temps est ici l'objet même du film, à la fois par lui-même, comme « entité » problématique, et en tant que temps humain, passage et devenir. Les figures des deux frères, Rusty James (Matt Dillon), nerveux, frénétique, incarnant la jeunesse, se questionnant sur ce qu'il devient ou veut devenir, et Motorcycle Boy (Mickey Rourke), d'un calme absolu, revenu de tout, sans désir, incarnent ainsi deux manières de sentir le temps, deux manières d'être au monde. Le premier admire le second et attend de devenir comme lui. Le second, par son silence ou ses mots proférés pour n'être pas – encore – compris, lui oppose comme une fin de non-recevoir: il n'y a rien à attendre et rien à espérer. Tout désir, tout fantasme, semblent abolis pour cet individu fascinant, littéralement ailleurs (il voit le monde en noir et blanc et est presque sourd), que Coppola compare à « un intellectuel français à la Camus ». Lucide à la folie, figure quasi mystique par où se détemporalise le temps, s'abolit le désir et s'affirme, pour réponse à toute question, le silence, le Motorcycle boy est le foyer spirituel de Rusty James. Le film acquiert là un singulier coefficient de profondeur: Coppola réussit à amarrer la belle forme, en danger de dérive dans l'esthétisme, par sa droiture intellectuelle.

Si la tentation formaliste est rarement poussée aussi loin chez Coppola, celle-ci ne se fait donc ni au préjudice du fond ni de la représentation de la vie dans son mouvement et sa spontanéité; rappelons que Rusty James est avant tout un film sur une certaine jeunesse américaine. Par ailleurs, Coppola y projette largement des éléments de sa vie propre: ce film mettant en scène deux frères est dédié au sien, August, et il fait en outre jouer son neveu Nicolas Kim Coppola (alias Nicolas Cage) ainsi que sa fille Sofia: en somme, comme souvent, une histoire de famille.

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