mardi 19 juin 2012

Wes Anderson, MOONRISE KINGDOM (2012)


Manière de faire un monde

Moonrise Kingdom est l'histoire d'une amour adolescente, entre Sam, un petit scout sans famille, mal-aimé de ses camarades et Suzy, une jeune fille ne trouvant plus sa place entre ses tout petits frères et ses parents. Plus ou moins exclus des milieux dans lesquels ils vivent, et s'échappant finalement du camp scout et de la maison familiale, les deux enfants vont essayer de se construire un monde commun, bien signifié par le soin qu'ils prennent à l'aménagement de leur campement et par la petite tente close en son milieu.


Le petit scout a le goût de l'ordre. Il s'y connaît en inventaire, en aménagement de l'espace, en cartographie ; quelques années de plus et il maîtrisera la botanique et la zoologie, du moins celles qui sont nécessaires à l'organisation de son monde. Moonrise Kingdom est la mise en scène, et la réalisation en acte de cette pulsion de mise en ordre qui tient à la fois du sens esthétique et de l'intellect classificateur, par où le monde est rendu habitable. C'est le même type de rationalité par lequel Sam se rapporte à son environnement et Wes Anderson à son film. Il s'agit toujours de constituer des totalités à partir d'éléments relativement extérieurs les uns aux autres, tout en faisant valoir pour eux-mêmes chacun de ces éléments – au risque d'ailleurs de construire des ensembles parfois un peu artificiels ou par simple accumulation. Les effets de sens et les effets esthétiques du film reposent ainsi essentiellement sur la présentation de multiplicités plus ou moins organisées dans l'espace ou dans le temps, par le travail du montage ou de la composition du plan.


Si cet esprit dans la mise en forme est particulièrement évident dans la composition des plans, avec leurs symétries, emboîtements et découpages géométriques il joue en réalité à tous les niveaux du film. Il en pénètre les détails – l'uniforme de Sam est recouvert de petits insignes, chacun ayant, nous le présumons, leur signification propre – comme il en configure l'ensemble. Ainsi, la séquence d'ouverture de Moonrise Kingdom est-elle la description méthodique et exhaustive d'une maison – celle de Suzy : après un plan fixe sur une petite pièce bien organisée, une succession de travelling permet de répéter le même procédé pour présenter chacun des autres espaces de la maison. La découverte du camp scout se fait de manière semblable : un long travelling accompagne la revue du chef, ce qui nous permet de découvrir un à un les petits scouts occupés chacun à une activité. Lors du premier campement des amoureux, Sam demande avec sérieux à faire l'inventaire des affaires de Suzy. Pendant le générique de fin accompagné de la musique de Desplats, une voix ponctue l'entrée en scène de chacun des instruments en les nommant : violin ! double bass ! Le spectateur est invité à être attentif au détail, aux éléments particuliers, au rôle qu'ils jouent dans le tout mais par là aussi à leur valeur propre. Anderson reprend ici l'esprit du Young Person's Guide to the Orchestra de Britten que les enfants écoutent au début du film. Enfin, on peut ajouter à cette figure de la liste ou de la « quasi-liste », celle de la carte, autre principe d'organisation de la multiplicité qui ponctue régulièrement la narration.


Cette jouissance prise à la liste, à la juxtaposition, à la cartographie, nous paraît reposer in fine sur une certaine métaphysique implicite, une métaphysique qui tendrait à considérer l'univers de manière analytique plutôt que synthétique, d'abord comme une somme d'éléments plutôt que comme un tout. Une telle tournure d'esprit pourrait être le sol sur lequel grandit le goût du détail, le plaisir pris à ramasser des cailloux ou à la collection. Elle n'est peut-être pas sans implication morale dans la mesure où elle incline à reconnaître la dignité des petites choses et à les aimer. Il nous semble que c'est cette vision du monde qui, plus ou moins consciemment, oriente Wes Anderson dans Moonrise Kingdom. Si d'ailleurs c'est un de ces films qui, comme l'on dit parfois, « met de bonne humeur », ou « fait du bien », c'est certes parce que c'est mignon, gentil, parce que les enfants nous sont sympathiques, que c'est amusant et décalé, mais c'est peut-être aussi, à un niveau plus fondamental, parce que le film tend à nous présenter tout ce qui est – et pas seulement les êtres humains – dans une lumière agréable, comme intéressant et esthétique, comme ayant sa place dans l'univers.

D'ailleurs les êtres humains eux-mêmes ne sont-ils pas un peu traités comme des choses ? Nous ne nous trouvons pas face à des personnages « profonds », nous ne pénétrons pas vraiment leurs sentiments et, malgré le résumé des événements qui les ont amenés où ils en sont – et en partie justement parce que c'est un résumé – nos héros sont en quelque sorte « hors-sol ». Nous sommes certes touchés par leur histoire, mais nous restons en même temps un peu extérieurs à elle en tant que fait sentimental et psychique. Ce n'est pas là un défaut, car ce n'est pas l'objet de ce cinéma. L'impression globale d'étrangeté et de décalage ne vient d'ailleurs pas seulement des procédés délibérément comiques et du goût pour le bizarre mais aussi du désir de faire exister de toutes petites choses, des boîtes pour chat, un peigne, une pipe. Ainsi se mêlent intimement fonction comique et signification métaphysique – cela dit, il y a bien sûr des effets purement comiques comme les interventions de l'Oncle Ben en vague Commandant Cousteau. Disons en tout cas que si Anderson s'amuse, il le fait globalement avec sérieux et pas en cabotin. C'est à l'évidence une puissante pulsion créatrice qui œuvre, de l'ordre de celle de l'enfant bâtisseur de cabanes.

Ce mode d'organisation du matériau cinématographique a cependant une sorte de vice originel qui lui interdit d'atteindre à la plus haute puissance du cinéma. Son caractère analytique le détermine à des compositions qui fonctionnent trop par simple juxtaposition et d'où la vie tend à être exclue. Les figures de ce cinéma ne peuvent se déployer de manière immanente, en suivant leur mouvement propre ; elles se voient imposer de l'extérieur des cadres formels et statiques : peu de montage et de profondeur de champ, partout de la discontinuité. Les choses sont certes reconnues dans leur être et leur individualité, aussi modeste soit-ils, mais c'est une individualité sans véritable vie, et d'un caractère essentiellement esthétique que Anderson confère à ses objets, non une individualité organique. C'est comme si, avide de mettre en forme, le réalisateur oubliait qu'il devait se soumettre à la logique et à la vie immanentes à son objet. Il serait toutefois vain de le lui reprocher : Anderson a choisi cette voie, avec ses limites mais aussi sa beauté et sa fécondité propres.

jeudi 7 juin 2012

D. Cronenberg, COSMOPOLIS (2012)


Cosmopolis, la cité-monde ; qui dit monde dit totalité et, au sens fort de cosmos, unité et harmonie. Qu'est-ce qui est monde dans Cosmopolis ? New-York ? Tout n'en voyons que des fragments, tout y est découpé, jamais un plan d'ensemble. Des visages entrevus par une fenêtre, en guise de monument des colonnes tronquées, quelques plans de rues sans signification, un vague terrain de basket comme il pourrait y en avoir dans presque n'importe quelle ville du monde.
Un « capitalisme-monde » ? Il est bien question d'une totalité technico-financière où circule avec fluidité l'argent et l'information et où la logique de la marchandise s'étend à tout ce qui est. Mais c'est une totalité purement accumulative et des solidarités techniques et économiques ne font pas un monde – un univers à la rigueur. Pour qu'il y ait monde il faut de la forme et pas seulement des séries. En fait, si quelque chose ressemble à un monde dans Cosmopolis, c'est l'environnement que se crée le milliardaire Parker, cette limousine dont l'habitacle ergonomique est le cocon où il peut tour à tour régler ses affaires, consulter son médecin ou rencontrer sa maîtresse. C'est, dans une atmosphère ouatée, l'harmonie de l'homme et de la technique : le fauteuil épouse le corps, l'écran obéit au doigt, l'information arrive au cerveau qui en a besoin. C'est cependant un monde pauvre, et un seulement par exclusion ; c'est même au fond qu'un ersatz, une imitation de monde : pas de liens authentiques – les conversations avec l'ami ou l'épouse sont d'une absence d'humanité inquiétante – et, tout simplement, de sens.

Le sens, voilà bien un des enjeux centraux de Cosmopolis. Ça parle, ça parle tout le temps, une heure quarante-cinq de logorrhée verbale ; pour dire quoi ? Pas grand chose précisément : le caractère ininterrompu du propos, le voisinage du grave et de l'insignifiant, les dialogues qui n'en sont pas, empêchent de dégager des unités de sens. On a envie d'être sévère devant ce bavardage grandiloquent dont l'hermétisme est peut-être censé cacher des profondeurs.
Une interprétation plus charitable et très certainement en partie pertinente consiste à penser que ce maelstrom de mots a précisément pour fonction de signifier l'absence de sens. La mise bout à bout de mots ne serait que l'équivalent sur le plan du langage de la circulation purement matérielle de l'argent, des marchandises et de l'information : valeur d'échange sans valeur d'usage, signifiants sans signifiés, technique sans finalité, esprit sans âme. Cosmopolis est la mise en scène du nivellement généralisé, d'un monde horizontal dont les éléments circulent, s'échangent, se branchent les uns aux autres sans jamais rien constituer. L'idée de la convertibilité de l'argent en rats – de la citation du poète Herbert en ouverture, « un rat devint l'unité d'échange », aux rats morts agités par la foule – qui aurait pu être visuellement plus exploitée, signifie bien cette non valeur et cette puissance de prolifération et de glissement dans tous les interstices de la vie. Si l'on y ajoute le long toucher rectal que subit Parker, on retrouve la célèbre série symbolique posée par Freud : argent – excrément (– rats, si l'on y articule l'analyse de L'homme aux rats).


La vanité de cet incessant bavardage serait donc un des ressorts du film et non une de ses faiblesses. Indéniablement cette radicalité a ses effets ; elle provoque une sorte de dégoût, affect qui a plus de qualité que le simple ennui. Toutefois l'ennui est là, surtout dans le dernier tiers du film devant lequel on a une claire impression d'arbitraire. À ce moment du film, le deuil de la cohérence psychologique a certes été fait depuis longtemps – pourquoi pas s'il s'agit de nous montrer un monde sans âme ? – et après tout d'autres cohérences sont possibles : symboliques, analogiques, esthétiques... mais nous les avons pas vues.


Mais finalement, s'il y a une chose à retenir de Cosmopolis, plutôt que ce (non) discours et la vision du monde qu'on en peut dégager, ce sont les singulières réussites de la mise en scène. Il arrive que l'image dégage, assez paradoxalement, à la fois froideur et sensualité. Dans l'intérieur pourtant glacial de la voiture, on se sent finalement assez bien, alors que les bruits du monde s'estompent et que tout baigne dans une lumière diffuse. Et c'est presque une impression de chaleur qu'il nous arrive de ressentir devant les conversations sans aucune émotion entre Parker et sa femme. C'est comme si – je ne parviens pas à l'expliquer autrement – l'absence d'humanité et de sens, le fait que les mots n'aident pas à lire le visible et s'en déconnectent, laissaient vibrer et s'épanouir l'image dans sa pure matérialité. Et cela repose évidemment sur les qualités intrinsèques de l'image, notamment sur la manière de filmer les visages. De légères plongées et contre-plongées et une courte focale contribuent à les faire saillir, à les déformer légèrement et à en souligner le volume, apportant comme une coefficient de monstruosité à ces faces lisses et formatées.

De manière discrète, de vieux intérêts de Cronenberg resurgissent. Si dans nombre de ses films il mettait en scène la tension, l'articulation et parfois l'intime interaction de l'organique et de la technique, ces deux plans ici ne se rencontrent pas. La vie organique se manifeste comme suintement, sécrétion, sueur, odeur, comme un reste impossible à abolir. Cela sent le sexe mais ce n'est pas loin de sentir la mort : c'est en effet plutôt comme symbole d'une putréfaction globale que comme une force créatrice et libératrice que se manifeste la vie dans Cosmopolis. Si la voiture-cocon peut forcément évoquer un refuge utérin, son lent parcours dans les rues de New-York s'apparente plus à celui d'un cercueil dans un corbillard ; n'est-ce pas d'ailleurs en raison de funérailles que la circulation à New-York est si lente ?
La séquence brève et fragmentaire par où ces funérailles – celles d'un rappeur soufi ! – nous sont montrées constituent au reste le moment le plus frappant du film. La foule émue, les derviches tourneurs et le visage de prophète du soufi entouré de fleurs sont la seule présence de grandeur humaine et de sacré. Libre à nous de l'interpréter comme le signe de forces en lutte contre un ordre mortifère ou précisément comme la victoire totale de cet ordre.


Libre à nous... c'est un peu le problème : on ne sait trop ce que veut nous dire Cronenberg. Or, si une œuvre riche est susceptible de diverses interprétations, elle ne l'est pas de toutes les interprétations. Cosmopolis est une œuvre intéressante, parfois presque fascinante, mais qui nous semble un peu ratée. Et malgré – ou à cause – du jeu de l'interprétation qu'elle appelle, il n'est pas certain qu'elle contribue à l'intelligence de l'époque.