Manière de faire un monde
Moonrise Kingdom
est l'histoire d'une amour adolescente, entre Sam, un petit scout
sans famille, mal-aimé de ses camarades et Suzy, une jeune fille ne
trouvant plus sa place entre ses tout petits frères et ses parents.
Plus ou moins exclus des milieux dans lesquels ils vivent, et
s'échappant finalement du camp scout et de la maison familiale, les
deux enfants vont essayer de se construire un monde commun, bien
signifié par le soin qu'ils prennent à l'aménagement de leur
campement et par la petite tente close en son milieu.
Le
petit scout a le goût de l'ordre. Il s'y connaît en inventaire, en
aménagement de l'espace, en cartographie ; quelques années de
plus et il maîtrisera la botanique et la zoologie, du moins celles
qui sont nécessaires à l'organisation de son monde. Moonrise
Kingdom est la mise en scène,
et la réalisation en acte de cette pulsion de mise en
ordre qui tient à la fois du sens esthétique et de l'intellect
classificateur, par où le monde est rendu habitable.
C'est le même type de rationalité par lequel Sam se rapporte à son
environnement et Wes Anderson à son film. Il s'agit toujours de
constituer des totalités à partir d'éléments relativement
extérieurs les uns aux autres, tout en faisant valoir pour eux-mêmes
chacun de ces éléments – au risque d'ailleurs de construire des
ensembles parfois un peu artificiels ou par simple accumulation. Les
effets de sens et les effets esthétiques du film reposent ainsi
essentiellement sur la présentation de multiplicités plus ou moins
organisées dans l'espace ou dans le temps, par le travail du montage
ou de la composition du plan.
Si
cet esprit dans la mise en forme est particulièrement évident dans
la composition des plans, avec leurs symétries, emboîtements et
découpages géométriques il joue en réalité à tous les niveaux
du film. Il en pénètre les détails – l'uniforme de Sam est
recouvert de petits insignes, chacun ayant, nous le présumons, leur
signification propre – comme il en configure l'ensemble. Ainsi, la
séquence d'ouverture de Moonrise Kingdom est-elle
la description méthodique et exhaustive d'une maison – celle de
Suzy : après un plan fixe sur une petite pièce bien organisée,
une succession de travelling permet de répéter le même procédé
pour présenter chacun des autres espaces de la maison. La découverte
du camp scout se fait de manière semblable : un long travelling
accompagne la revue du chef, ce qui nous permet de découvrir un à
un les petits scouts occupés chacun à une activité. Lors du
premier campement des amoureux, Sam demande avec sérieux à faire
l'inventaire des affaires de Suzy. Pendant le générique de fin
accompagné de la musique de Desplats, une voix ponctue l'entrée en
scène de chacun des instruments en les nommant : violin !
double bass ! Le spectateur
est invité à être attentif au détail, aux éléments
particuliers, au rôle qu'ils jouent dans le tout mais par là aussi
à leur valeur propre. Anderson reprend ici l'esprit du Young
Person's Guide to the Orchestra
de Britten que les enfants écoutent au début du film. Enfin, on
peut ajouter à cette figure de la liste ou de la « quasi-liste »,
celle de la carte, autre principe d'organisation de la multiplicité
qui ponctue régulièrement la narration.
Cette
jouissance prise à la liste, à la juxtaposition, à la
cartographie, nous paraît reposer in fine
sur une certaine métaphysique implicite, une métaphysique qui
tendrait à considérer l'univers de manière analytique plutôt que
synthétique, d'abord comme une somme d'éléments plutôt que comme
un tout. Une telle tournure d'esprit pourrait être le sol sur lequel
grandit le goût du détail, le plaisir pris à ramasser des cailloux
ou à la collection. Elle n'est peut-être pas sans implication
morale dans la mesure où elle incline à reconnaître la dignité
des petites choses et à les aimer. Il nous semble que c'est cette
vision du monde qui, plus ou moins consciemment, oriente Wes Anderson
dans Moonrise Kingdom. Si
d'ailleurs c'est un de ces films qui, comme l'on dit parfois, « met
de bonne humeur », ou « fait du bien », c'est
certes parce que c'est mignon, gentil, parce que les enfants nous
sont sympathiques, que c'est amusant et décalé, mais c'est
peut-être aussi, à un niveau plus fondamental, parce que le film
tend à nous présenter tout ce qui est –
et pas seulement les êtres humains – dans une lumière agréable,
comme intéressant et esthétique, comme ayant sa place dans
l'univers.
D'ailleurs
les êtres humains eux-mêmes ne sont-ils pas un peu traités comme
des choses ? Nous ne nous trouvons pas face à des personnages
« profonds », nous ne pénétrons pas vraiment leurs
sentiments et, malgré le résumé des événements qui les ont
amenés où ils en sont – et en partie justement parce que c'est un
résumé – nos héros sont en quelque sorte « hors-sol ».
Nous sommes certes touchés par leur histoire, mais nous restons en
même temps un peu extérieurs à elle en tant que fait sentimental
et psychique. Ce n'est pas là un défaut, car ce n'est pas l'objet
de ce cinéma. L'impression globale d'étrangeté et de décalage ne
vient d'ailleurs pas seulement des procédés délibérément
comiques et du goût pour le bizarre mais aussi du désir de faire
exister de toutes petites choses, des boîtes pour chat, un peigne,
une pipe. Ainsi se mêlent intimement fonction comique et
signification métaphysique –
cela dit, il y a bien sûr des effets purement comiques comme les
interventions de l'Oncle Ben en vague Commandant Cousteau. Disons en
tout cas que si Anderson s'amuse, il le fait globalement avec sérieux
et pas en cabotin. C'est à l'évidence une puissante pulsion
créatrice qui œuvre, de l'ordre de celle de l'enfant bâtisseur de
cabanes.
Ce
mode d'organisation du matériau cinématographique a cependant une
sorte de vice originel qui lui interdit d'atteindre à la plus haute
puissance du cinéma. Son caractère analytique le détermine à des
compositions qui fonctionnent trop par simple juxtaposition et d'où
la vie tend à être exclue. Les figures de ce cinéma ne peuvent se
déployer de manière immanente, en suivant leur mouvement propre ;
elles se voient imposer de l'extérieur des cadres formels et
statiques : peu de montage et de profondeur de champ, partout de
la discontinuité. Les choses sont certes reconnues dans leur être
et leur individualité, aussi modeste soit-ils, mais c'est une
individualité sans véritable vie, et d'un caractère
essentiellement esthétique que Anderson confère à ses objets, non
une individualité organique. C'est comme si, avide de mettre en
forme, le réalisateur oubliait qu'il devait se soumettre à la
logique et à la vie immanentes à son objet. Il serait toutefois vain de le lui reprocher : Anderson a choisi cette voie,
avec ses limites mais aussi sa beauté et sa fécondité propres.