lundi 20 avril 2009

Gus van Sant, PARANOID PARK (2007)


Paranoïd Park est un puzzle qui en se construisant développe et résout – relativement – une intrigue. L'aspect objectif de cette construction est la mise bout à bout de séquences qui par accumulation présente les données permettant de reconstituer une succession d'événements, ses préalables et ses conséquences. Mais la satisfaction que nous prenons devant Paranoïd Park est loin de reposer essentiellement, comme c'est souvent le cas pour les « films-puzzle », sur ses éléments scénaristiques et la manière – non chronologique – dont ils s'articulent. L'unité et la beauté de l'oeuvre tient à au principe interne de cette articulation: elle n'est pas le fait d'un super-narrateur objectif, ni d'une juxtaposition de points de vue impliquant différents personnages – ce qui en général revient au même – mais d'un individu, d'un esprit et d'un coeur, effectuant un travail de remémoration et de mise au clair envers soi-même: le puzzle construit par Gus van Sant est celui qu'Alex effectue pour lui-même. La réussite du film tient à ce que nous croyons à la singularité et à l'unicité de cette âme qui vit et revit un ensemble d'événements à la lourde charge affective: expérience de dépucelage, de déliquescence de sa famille, et surtout, expérience de la mort, de la culpabilité et de la responsabilité.

La grande diversité des moyens techniques utilisés et des éléments filmiques (séquences tournées en super 8, usage fréquent du ralenti, boucles temporelles, bande son très élaborée, tant au point de vue de la musique que des bruitages – les deux ayant d'ailleurs tendance à fusionner) ne se fait pas au préjudice de l'unité du film, et les « situations sonores et optiques pures » prenant souvent le pas sur les situations diégétiques s'enchaînent avec la même nécessité que les affects et les pensées. Grâce à la cohérence de vue de Gus van Sant, tout est à rapporter à la vie intérieure du personnage principal.

Tout en peignant avec talent une histoire particulière, le réalisateur réussit à saisir certains traits généraux de cet âge de la vie qu'est l'adolescence. Il le fait avec beaucoup de respect et de sympathie, et surtout avec rigueur et honnêteté, en évitant notamment l'écueil qui consisterait à faire un film spécifiquement dirigé vers un public adolescent, séducteur et à clins d'oeils. En particulier, Gus van Sant accomplit la gageure de nous offrir de nombreuses et assez longues séquences de skate qui peuvent certes être considérées comme un hommage, manifestent en tout cas une véritable sensibilité pour cette culture, mais qui surtout se justifient tout à fait dans l'économie du film. Froid cocon, tendant à la sphère mais plein de lignes de fuite et requérant comme première vertu l'équilibre, le skate park devient la métaphore de l'adolescence. Gus van Sant a toujours accordé une grande importance à la route, à ceux qui y errent, l'arpentent, à ceux qu'on y croise. Ici la route se replie sur elle-même et le chemin à parcourir s'intériorise.

samedi 18 avril 2009

L.Bunuel, BELLE TOUJOURS (2006)


Manoel de Oliveira réalise Belle toujours à quatre-vingt-dix-huit ans. C'est le film d'un homme qui n'a rien à prouver et maîtrise son art à la perfection. Tout frappe par sa nécessité: les plans (cadrage, lumière), comme la structure (rythme, séquences...). Tout est beau et tout s'écoule sans heurts, oscillant entre lyrisme (appuyé par la Huitième Symphonie de Dvorak) et intimisme. Oliveira filme des surfaces, des drapés, des statues, les ors de Paris; mais par de subtiles évocations, par de légères failles (souvent le regard seul du vieil Husson), l'image devient pleine de suggestions, s'enrichit de pensées confuses et de réminiscences. Belle toujours et le Paris qui y est mis en scène peuvent être vus comme l'analogue même de Séverine dans Belle de Jour: une beauté pure, classique, un visage clair, mais une âme trouble et perverse.

Certes, l'étrange n'est pas toujours masqué, et à plusieurs reprises, fidèle à la tradition surréaliste, Oliveira joue avec l'absurde et le bizarre. Mais ce n'est pas avec de gros sabots qu'il s'y livre. En réalité un seul élément-image peut être clairement dit surréaliste: l'apparition d'un coq dans un palace parisien. Tout ce que le film contient explicitement d'étrange, de décalé provient du texte: dialogues qui tournent en rond, élocution mécanique... Oliveira joue avec notre désir de savoir, nous qui avons vu Belle de Jour (le film perd de son intérêt pour qui ne l'a pas vu): qu'a dit Husson, que désirait véritablement Séverine? A l'évidence, il ne répondra pas à ce que Buñuel a laissé en suspens! Les conversations deviennent absurdes ou stéréotypées parce qu'est vain le désir d'explication. Husson (Piccoli, absolument parfait), en alcoolique et pervers fatigué, reste seul lucide face à une femme qui, quoiqu'elle en dise, ment aujourd'hui comme hier. Belle toujours est une petite chose, un rappel, une variation, mais l'air de rien, une vraie leçon de cinéma.

vendredi 17 avril 2009

H.Miyazaki, PONYO SUR LA FALAISE (2008)


Avec Ponyo sur la falaise, Miyazaki va vers l'épure. L'histoire, le dessin, le propos, tout converge vers une claire lisibilité, vers la simplicité. A cinq ans sans doute, on peut aimer Ponyo – mais avec mille ans de cinéma et de souvenirs aussi. C'est que sa simplicité n'est pas superficialité mais pureté. Ponyo, c'est l'élémentaire: le feu et l'eau, l'homme et la femme – le bien et le mal? Presque, mais plutôt le Bien et les maux. Il n'a pas de principe de mal, seulement des erreurs, des errances qui font manquer le bien; et le « méchant » n'est qu'un égaré. Ce bien, c'est l'amour. L'idée, quoique rabattue, reste sublime à qui sait la penser, et Ponyo nous y aide. Le film ne s'interprète pas mais s'impose au coeur comme s'impose son amour à celui qui aime pour la première fois. Il n'y a pas de « niveaux de lecture », qui permettraient aux enfants et aux adultes de comprendre et de trouver de l'intérêt, il n'y a pas différents « messages ». Il n'y a qu'une évidence à laquelle il suffit d'être sensible, c'est que l'amour seul sauve les hommes, chose peut être plus facile à comprendre aux enfants qu'aux adultes et aux femmes qu'aux hommes.

Les femmes... Comme de coutume elles apparaissent souveraines à côté de l'agitation sans finalité des pauvres mâles, et il n'y a guère que les petits garçons pour trouver grâce aux yeux de Miyazaki. La sublimité de l'élément féminin ne va cependant pas jusqu'à abolir l'élément masculin, car ce serait abolir l'humanité qui est feu et technique. Or, l'opposition homme/femme, déclinée en feu et eau, technique et nature a vocation à être surmontée. Les opposés ne le sont pas suffisamment pour interdire toute conciliation. Ainsi, Sosuke et Ponyo connaissent dès leur première rencontre l'amour et non la rivalité: « Ponyo aime Sosuke », n'est-ce pas la première phrase prononcée par Ponyo? Et sa réelle naissance, ne se fait-elle, comme celle d'Eve, de la chair de celui qu'elle aimera? Pour cette raison, on ne saurait réduire Ponyo sur la falaise à une fable écologique, à une critique du monde technique moderne, l'opposition monde naturel / monde technique n'étant pas la tension décisive, qui se fait plutôt entre l'essentiel et le superficiel, l'amour et toutes les formes de son absence. Ces tensions ne renvoient pas à d'éternelles luttes entre principes mais à l'abîme – pourtant franchissable – qu'il y a entre vivre dans la vérité et vivre dans l'erreur, vivre dans l'amour ou vivre dans l'errance et le divertissement. Les tensions horizontales entre principes (eau/feu, femme/homme, nature/ technique-culture) pourront toutes être surmontées par l'amour, élévation verticale du manque d'être à la plénitude d'être.
Au travers et au-delà de l'influence de La petite Sirène d'Andersen, on retrouve ainsi dans Ponyo des aspects du romantisme allemand qui, de Schelling à Wagner, pensait le christianisme (l'amour) comme réconciliation des opposés et dépassement du paganisme. Ce n'est pas européaniser le film que de dire cela, au vu de l'abondance des signes renvoyant à cette tradition: du prénom donné à Ponyo par son père: Brünehilde, à la musique qui ne fait pas mystère de son dû à Wagner.

La stérilité de l'opposition frontale entre une technique (qui serait mauvaise par essence) et la nature est manifeste au vu de la magnifique séquence des signaux lumineux échangés entre le fils et son père, la femme et son mari. Tout est question d'usage, de sens, de finalité. Ainsi, si le vent et les vagues peuvent balayer les structures humaines, ce qui nous est proposé n'est pas un retour à la nature, mais une culture revivifiée par l'amour. Aussi, dans le nouveau monde qui s'ouvre, purifié par le déluge, les amoureux ne sont pas dépossédés du feu qui fait se mouvoir leur petite embarcation.

On peut regretter les quelques concessions faites à l'établissement d'un scénario « cohérent », qui nous font par exemple apprendre dans une séquence très didactique qu'il y a des élixirs très dangereux dans le navire du père de Ponyo, qu'ils ne doivent pas être au contact de l'eau, etc. Certes, il fallait articuler quelques éléments scénaristiques pour faire avancer le film, mais nous nous fichons de certains détails de l'histoire comme Miyazaki lui-même, qui nous la présente rapidement et avec un peu de maladresse. Autre point de détail tout à fait étonnant – mais peut-être est-ce dû à la traduction –, les usages ponctuels de termes issus d'un lexique scientifique factuel comme « l'ADN » ou le « dévonien », usages déplacés et même de mauvais goût dans une oeuvre dont le ton et la norme de vérité est celle du conte. Ce point mis entre parenthèse, Ponyo sur la falaise va toujours à l'essentiel, trop évidemment peut-être pour que tous le sentent – car c'est un conte pour enfant: une eau limpide dont on ne voit pas le fond.

D.Sirk, MIRAGE DE LA VIE (1959)



Cela commence par une pause de pin up. Penchée sur une balustrade Lora (Lana Turner) est photogénique; tant mieux puisqu'elle veut être une star. Seulement, il y a de l'inquiétude dans son mouvement: elle cherche sa fille dans la foule. La mère est troublée, la fille pas encore. Cela arrivera. Il faut, en tout mélodrame, que sur les situations heureuses planent des menaces qui laissent entrevoir de futures explosions.

Mirage de la vie repose sur quatre personnages, deux mères, deux filles. Toutes les combinaisons de ce jeu à quatre éléments seront développées par Sirk, combinatoire d'une grande richesse puisqu'aux tensions psychologiques classiques permises par un tel carré (relation mère-fille, rivalités horizontales et verticales, demandes d'amour, désir de rupture...) s'ajoute une tension sociale, rarement abordée alors avec une telle frontalité: la question noire. Cela complique les relations: quelles que soient les motivations et discours des individus, le fait social est là et agit à leur insu. Ce qui frappe est évidemment que les quatre personnages d'importance soient des femmes. Steve Archer (John Gavin) est certes souvent présent, mais il est évident que ce n'est pas lui qui intéresse Sirk. Les hommes sont les absents de Mirage de la vie, n'apparaissant que sous les espèces du fade bourgeois, du lubrique, ou du poseur. La femme apparaît pleine de tensions, comme dramatique par essence, polarisée qu'elle est entre jeunesse et vieillissement, retenue et explosion, pudeur et vulgarité, amour et haine, et surtout être et paraître.

S'il y a bien en effet une question qui hante le film, c'est celle de l'authentique et de l'artificiel et de la difficulté – de l'impossibilité – à sortir des jeux de miroirs auquel chacun est soumis devant les autres et devant lui-même. Le problème noir d'une part, le monde de la scène d'autre part (théâtre ou cinéma, Brooklyn ou Hollywood), sont en effet deux champs dans lesquels cette problématique peut se décliner avec une force tout à fait singulière – et les Etats-Unis réels faire irruption. Sirk noue les relations entre ces personnages en plaçant son système à quatre éléments dans un environnement dont l'action consiste essentiellement en regards (regard du public pour la star, regard de désir pour la femme, regard méprisant pour la noire, etc.) que l'on craint, que l'on désire ou que l'on fantasme. Même entre quatre murs, et en famille, il y a des masques. Qu'on ajoute des fenêtres: l'immense oeil qu'est le dehors vient compliquer la mascarade. Techniquement, les jeux de miroir et d'ombre et de lumière – particulièrement puissants pour un film en couleur – rendent sensibles la diffraction des âmes, selon les regards en lesquels elles se réfléchissent, tandis que le travail sur les couleurs, le décor et les costumes, surtout quand les petites sont devenues grandes, confère au film une grande sensualité.

Malgré son titre, Imitation of life ne nous présente pas des êtres qui seraient faux de bout en bout, condamnés à n'être qu'images. Le dilemme entre l'essentiel et le superficiel se pose, à un moment ou à un autre, pour chacun – et prend finalement la forme morale chrétienne de l'opposition entre amour et orgueil. Le danger auquel sont confrontés les personnages du film, et en tout premier lieu l'actrice Lora, est tout simplement celui de perdre leur âme. Les problématiques psychologiques et sociologiques sont ainsi dépassées ou absorbées par la question morale.

Un film qui fait la morale donc, mais sans être édifiant: Annie, la servante noire, la plus humble des quatre femmes, celle qui semble échapper aux jeux aliénant des regards, pèche elle aussi par orgueil en se préparant des funérailles grandioses. Elle reste néanmoins un foyer irradiant d'authenticité, et est peut-être, comme le supposait Serge Daney (Libération, 3 mai 1982), le personnage principal du film.

samedi 4 avril 2009

F.-F. Coppola, RUSTY JAMES (1984)


En 1982, Coppola confiait à Positif son intérêt pour le kabuki, forme d'art théâtral japonais caractérisé à la fois par une codification extrêmement rigoureuse et des éléments de mise en scène saillants, spectaculaires, voire pittoresques (poses, maquillages, changements de costumes, objets délibérément agrandis...). La rigueur formelle autorise ainsi le singulier à briller, par une mise en avant par alternance des différents éléments de la composition. Cette recherche de l'équilibre entre stylisation et affirmation du singulier – au service de l'ensemble mais jouissant aussi de sa propre existence – est tout particulièrement à l'oeuvre dans Rusty James. Serge Daney analysant le film parlait de « solos d'images, de mots, de musiques, de gestes, de mouvements de caméra, de tout »; c'était bien dire, puisque Coppola se référant au kabuki évoquait aussi le jazz.

Rusty James est une oeuvre extrêmement stylisée, expressionniste, et évoquant le cinéma de Welles. Le noir et blanc permet la géométrisation de l'espace et les oppositions binaires – mises en question par ailleurs à grand renfort de fumée –, les grands angles, les longs travellings, le soin apporté à l'équilibre des plans, mettant en scène frère et frère, fils et père, citoyen et policier dans leurs déambulations et confrontations, dessinent une esthétique au cordeau. Mais Rusty James, c'est aussi des emballements locaux que la caméra suit, bastons, partouze, concert de soul, gestuelles nerveuses, tics, mâchouillements de chewing-gum, et rythmes syncopés de la bande son jusqu'à sa saturation par toute sorte de bruits – bande sonore qui mériterait d'ailleurs à elle seule une analyse; contentons nous d'évoquer l'affinité formelle (et non seulement pathétique) entre l'image et le son (par le rythme plus que la mélodie), le travail du batteur Stewart Copeland entrant en correspondance avec le jeu du noir et du blanc.

Le soin formel apporté à Rusty James est parfois à la limite du maniérisme et tend à l'exercice de style. Néanmoins, il n'est pas gratuit; la polarité stylistique est un travail sur la représentation du temps et sa dimension existentielle, celui-ci se trouvant constamment accéléré ou dilaté – c'est, dira-t-on, le principe même de l'image cinématographique; certes, mais pour une large part, le temps est ici l'objet même du film, à la fois par lui-même, comme « entité » problématique, et en tant que temps humain, passage et devenir. Les figures des deux frères, Rusty James (Matt Dillon), nerveux, frénétique, incarnant la jeunesse, se questionnant sur ce qu'il devient ou veut devenir, et Motorcycle Boy (Mickey Rourke), d'un calme absolu, revenu de tout, sans désir, incarnent ainsi deux manières de sentir le temps, deux manières d'être au monde. Le premier admire le second et attend de devenir comme lui. Le second, par son silence ou ses mots proférés pour n'être pas – encore – compris, lui oppose comme une fin de non-recevoir: il n'y a rien à attendre et rien à espérer. Tout désir, tout fantasme, semblent abolis pour cet individu fascinant, littéralement ailleurs (il voit le monde en noir et blanc et est presque sourd), que Coppola compare à « un intellectuel français à la Camus ». Lucide à la folie, figure quasi mystique par où se détemporalise le temps, s'abolit le désir et s'affirme, pour réponse à toute question, le silence, le Motorcycle boy est le foyer spirituel de Rusty James. Le film acquiert là un singulier coefficient de profondeur: Coppola réussit à amarrer la belle forme, en danger de dérive dans l'esthétisme, par sa droiture intellectuelle.

Si la tentation formaliste est rarement poussée aussi loin chez Coppola, celle-ci ne se fait donc ni au préjudice du fond ni de la représentation de la vie dans son mouvement et sa spontanéité; rappelons que Rusty James est avant tout un film sur une certaine jeunesse américaine. Par ailleurs, Coppola y projette largement des éléments de sa vie propre: ce film mettant en scène deux frères est dédié au sien, August, et il fait en outre jouer son neveu Nicolas Kim Coppola (alias Nicolas Cage) ainsi que sa fille Sofia: en somme, comme souvent, une histoire de famille.