lundi 4 mai 2009

J.-C. Brisseau, A L'AVENTURE (2009)


Pour jouir d'A l'aventure, il faut pardonner certaines choses à Brisseau. La réalisation paraît parfois maladroite, les cadrages notamment semblent approximatifs. Le jeu d'acteur est peu convainquant et gêne dès le premier plan; on ne sait s'il est une stylisation qui ne prend pas ou un « faire vrai » qui fait faux. Il faut dire que cette impression était aussi produite par ses derniers films, Choses secrètes et Les anges exterminateurs, explorant eux aussi l'univers du désir et du plaisir sexuel. A ce titre, tout en aimant le cinéaste qui explore des terres en marge – abordant presque à celles de la pornographie –, on a l'impression gênée d'un cinéma qui faiblit en qualité, certains défauts des derniers opus paraissant même accentués. Cependant, des trois films de cette trilogie sur le plaisir, A l'aventure est sans doute le plus intéressant.

Ce qui fait la singularité d'A l'aventure, c'est que ça parle, ça parle tout le temps. De quoi? De «grands» sujets: psychanalyse, physique, mystique. Comment? Il faut le dire, assez puérilement. Brisseau donne l'impression d'un adolescent qui viendrait de s'abonner à Science et Vie Junior ou de lire un livre sur les mystères de l'âme et qui voudrait à tout prix en parler à ses copains et copines; les cunnilingus, coups de ceinture et orgasmes à répétition ne semblent pourtant pas destiner le film aux petites filles. On ne saurait cependant régler son compte au film en constatant la maladresse du verbe, car c'est quelque chose de fondamental que Brisseau cherche à appréhender via cette oscillation continuelle entre le discours et le sexe, entre une saturation par le parole et une saturation par le plaisir.

L'histoire est celle de Sandrine, une jeune femme qui décide de rompre avec une vie bourgeoise étriquée: de multiples routines, un métier morne, un fiancé qui ne la fait pas jouir. Ce désir de rupture est inauguré par double étonnement, physique et intellectuel. A quelques jours d'intervalle, Sandrine découvre d'une part qu'elle peut jouir très fort, d'autre part que de sa vie elle n'avait encore jamais pensé. Elle se trouvait, à l'image de l'amie avec qui elle converse dans la première séquence du film, dans un rapport d'évidence au monde, que l'irruption du discours du « physicien-philosophe » des bancs publics vient bousculer. Plus d'ailleurs que l'expérience extra conjugale, c'est bien ce discours qui est l'élément déclencheur de la rupture de Sandrine; c'est par lui que vient se révéler à elle qu'il existe un ailleurs: d'autres hommes, d'autres jouissances, une autre vie possible, du divin peut-être. Cet ailleurs, c'est d'abord sous la forme de la jouissance physique qu'elle va le chercher, aidée en cela par un jeune psychiatre plus habile de son corps que son pauvre fiancé, et de deux jeunes femmes avec qui elle va partager la quête de l' «orgasme ultime » (sic).
Si on peut parler de quête, c'est que la recherche de la jouissance charnelle se trouve ici apparentée avec une recherche spirituelle, l'orgasme acquérant un caractère mystique. Les femmes de Brisseau visent, sans toujours le formuler, « au-delà du principe de plaisir »; le plaisir c'est encore personnel, subjectif, c'est le plaisir d'un corps, c'est mon plaisir. Or, ce qui est réellement cherché c'est l'extase, qui est un dépassement du moi, une sortie de soi. L'orgasme apparaît comme une préfiguration de l'extase, non sa forme corrompue ou son apparence, mais son degré inférieur.
Nous parlons d'orgasme, mais il faudrait préciser orgasme féminin. A l'aventure témoigne en effet de la fascination de l'homme pour le plaisir féminin qu'il pense supérieur au sien propre. Le mystère de la jouissance féminine est pour l'homme mystère de l'inexpérimentable, mais se renforce par l'idée qu'il repose sur une posture tout à fait autre que la posture masculine. En effet, tandis que le plaisir masculin repose sur le fantasme et l'action (donc sur la représentation, donc sur une position de sujet), le plaisir féminin est confusément pensé comme lié à un abandon de soi, un abandon de la position de sujet, atteint par exemple en se livrant à l'autre. Cette distinction qui croise sans s'y surperposer l'antique opposition entre activité (masculine) et passivité (féminine) est évidemment discutable et élémentaire; elle n'en structure pas moins le désir. C'est pourquoi de tous les discours tenus dans le film, celui que Mina fait à Sandrine, établissant un lien entre liberté authentique et abandon du moi (en l'occurrence sous la forme de la soumission au désir de l'autre) est le plus intéressant et le plus révélateur de l'esprit du film. L'ambiguité de ce lien est qu'il a aussi un caractère mortifère: l'extase que cherchent les jeunes femmes est-elle plénitude ou néant? La fascination pour le vide traverse A l'aventure et la libération de soi a quelques proximités avec une fuite vers le rien.

Comme dans ses dernières oeuvres, Brisseau effleure la pornographie sans s'y compromettre. La distance avec le corps est toujours maintenue, et sont absents les deux traits fondamentaux du cinéma porno: son signifiant-maître, le sexe de l'homme dressé ou ses substituts, et le gros plan qui morcelle le corps autour de lui. Ne se dévoilent que des corps de femme, des surfaces, des mouvements ondulatoires, des peaux captées dans une belle lumière. Seulement, par une sorte de malédiction qui pèse sur la vision de la nudité ou plus précisément sur la vision du plaisir charnel, le spectateur reste dans une position inconfortable car ambiguë: renvoyé de l'excitation à la contemplation sans pouvoir s'installer dans l'une ou dans l'autre, il se retrouve parfois dans la gêne. Filmer artistiquement le plaisir sexuel requiert une grande adresse car le chemin est étroit entre le pornographique et le grotesque, au point que l'on peut se demander si un authentique cinéma érotique est possible.

Malgré d'évidentes lourdeurs, A l'aventure nous offre quelques séquences fortes, notamment l'extase silencieuse de Mina – Brisseau se fend d'un épisode mystique avec lévitation! Il faut lui reconnaître le courage de ne pas choisir la facilité, car si filmer les corps jouissant est difficile, l'est plus encore la mise en scène du surnaturel, du miracle, dans un environnement naturel. En contrepoint de ces expériences limites en intérieurs clos, Brisseau est bien inspiré d'ouvrir sur la fin son film à la présence radieuse du monde, à la vibration de la lumière et des épis de blé dans les collines de Provence.