mercredi 25 février 2009

C.Chabrol, LA FILLE COUPEE EN DEUX (2007)


Claude Chabrol distinguait entre deux catégories de cinéastes, ceux qui font de la poésie et ceux qui racontent des histoires; lui-même se disait appartenir à la seconde catégorie. Un bon conteur et bon metteur en scène est en mesure de narrer des événements qui en leur singularité même, acquièrent un sens universel: lorsque le particulier qui nous est donné à voir est exemplaire, paradigmatique, témoignant d’un aspect de la condition d’homme. Mais savoir conter n’est pas une mince affaire; il faut maîtriser et lier plusieurs éléments: le dramatique des situations et la qualité des personnages, la vraisemblance, l’histoire proprement dite et son rythme. De cette capacité, Chabrol a maintes fois fait montre – le fait-il à nouveau avec La fille coupée en deux ?

Passé un superbe générique, où sont suggérés, filtre rouge et musique aidant, le luxe et l’élégance mais aussi la violence des passions, on ressent une certaine gêne avec la découverte progressive des personnages; quelque chose sonne faux et ceux qui devraient être des « personnages-types »: écrivain libertin, fils dégénéré de la grande bourgeoisie, notables véreux, jeune beauté de province, mère inquiète, sont présentés avec trop d’ostentation et frisent toujours la caricature. Les rencontres qui s’en suivent pêchent pour les mêmes raisons, et l’on a du mal à y croire. Chabrol comme à l’accoutumée tourne hors de Paris, avec le souci de faire voir d’autres villes et d’autres lieux; mais les traits de son Lyon bourgeois et affairiste paraissent eux aussi un peu forcés.


Et pourtant… bientôt, inquiétudes et déceptions laissent place à un véritable plaisir, voire même sur la fin à une certaine fascination. Le film monte d'abord en puissance tout du long, par ailleurs, ce qui est perdu en vraisemblance est comme gagné en rythme et en vivacité: les choses vont vite, les situations évoluent rapidement, au préjudice certes de la plausibilité, mais au bénéfice de la dramatisation. Finalement, certains des personnages que l’on trouvait superficiels s’étoffent indéniablement, en particulier Paul Gaudens (B. Magimel) et sa mère (Caroline Sihol). Par ailleurs, Chabrol a le goût de la beauté, goût qui peut s’exprimer avec bonheur lorsqu'est choisie la peinture d’un milieu qui recherche le beau, ne fût-il qu’ornement. On jouit avec le réalisateur des lumières, des architectures, des intérieurs élégants, de la surface en somme; notre oeil est flatté, sans qu'il y ait péché d'esthétisme.

Enfin, on ne saurait ne pas évoquer l'étrange et brutal achèvement du film, superbe métaphore où l’on apprend, avec Gabrielle (L. Sagnier) que les illusions et fantasmes, à l’origine de nos affects, pénètrent la chair aussi sûrement que des instruments de torture.

lundi 23 février 2009

J.Demy, LA BAIE DES ANGES (1961)


Assez méconnu, ce film qui est le deuxième de Jacques Demy est un des ses plus grands. Le début est véritablement exemplaire. Passé le beau travelling du générique, il faut à peine trois minutes à Demy pour poser clairement ce dont il sera question et produire une situation permettant d'impulser le drame. Le thème du film est la passion pour le jeu. L'histoire est celle d'un jeune homme, Jean Fournié qui, c'est le cas de le dire, se prendra au jeu, et verra pour un temps son destin noué aux hasards des tables de casino avec celui de Jackie, dont la vie est toute entière vouée à cette passion. Le film a ainsi pour objet un problème moral (la passion, la liberté, le type de vie qu'il faut mener), et décline, par rapport à celui-ci, la situation dramatique par excellence: le couple.

La Baie des Anges possède une ligne narrative simple et pour la servir une mise en scène précise, rigoureuse, et un noir et blanc superbe (les cheveux noirs de Jean et la blondeur platine de Jackie, les vêtements de l'un et de l'autre, les robes de Jackie...).
On est forcé de penser à Robert Bresson, au vu de la rigueur descriptive, du choix de traiter une question morale (sans faire de moralisme), des thèmes de l'argent, du hasard et de la fatalité. Le personnage masculin évoque celui de Pickpocket; comme lui, il veut mettre à l'épreuve le destin est fait figure de «passionné lucide». Claude Mann est remarquable dans ce rôle pour son premier long-métrage. Quant à Jeanne Moreau, elle éblouit, comme ses cheveux, blonds pour la seule fois de sa carrière, fascinants comme l'argent et réfléchissant la lumière à chaque plan. L'impression esthétique singulière que produit «La Baie des Anges» y doit beaucoup et la prédilection de Demy pour les blondes se dessine: il tournera bientôt trois films avec Catherine Deneuve, une vraie fausse blonde cette fois. Enfin, le thème obsédant écrit par Michel Legrand accompagne avec force la ronde des roulettes et le tourni des joueurs.

samedi 21 février 2009

F.Truffaut, L'HISTOIRE D'ADELE H (1975)


L'histoire d'Adèle H est celle de la seconde fille de Victor Hugo, traversant l'océan pour rejoindre un homme qu'elle aime et qu'elle indiffère. C'est l'histoire d'une obsession, d'une idée fixe qui conduit une jeune femme à la folie. Truffaut disait qu'après avoir fait des histoires d'amour à deux et à trois personnages, il souhaitait en faire une à un personnage. De fait, ici, tout tourne autour d'Adèle; après quelques secondes de film, apparaît son visage blanc (le visage porcelaine d'Adjani), dont l'on suivra les émois pendant une heure trente. Les personnages secondaires sont réduits au minimum, sans être bâclés (qu'on pense à la logeuse et au libraire). Les plans sont resserrés autour d'Adèle, l'usage du gros plan est très fréquent. Point ici de cadres larges ou de panoramiques qui feraient apparaître le brillant d'une reconstitution, comme c'est souvent le cas dans les films historiques. Rien ne compte que le devenir d'Adèle, aussi Truffaut s'est-il efforcé de réduire au minimum les éléments contextuels, non indispensables à la narration, en accord avec son credo selon lequel un des risques du cinéma, et surtout du cinéma en couleur est le trop plein d'informations. L'histoire d'Adèle H est ainsi un film stylisé, ayant pour objet une femme qui elle-même ritualise sa vie: passages à la banque, passages à la librairie, petit autel voué à l'homme qu'elle aime (comme plus tard dans La Chambre verte) et surtout, écriture (on possède six mille pages du « Journal » d'Adèle). Irradié par la présence invisible d'Hugo, le film manifeste à nouveau l'amour de son auteur pour les lettres.
La progression narrative repose ainsi sur la répétition; comme l'écrivait Truffaut: « au lieu que l'émotion naisse de la surprise je voudrais qu'elle se dégage de la répétition ». Au fil des variations dans la répétition, se dessine le destin tragique d'Adèle.
Isabelle Adjani a vingt ans, elle est magnifique, et trouve ici un des plus beaux rôles de sa carrière.

samedi 7 février 2009

A.Ferrara, BAD LIEUTENANT (1992)


C'est d'une manière quasiment naturaliste que Ferrara filme Harvey Keitel, remarquable en flic verreux, dans les rues et les appartements miteux du Bronx. Murs sales, jaunes, ocres, cages d'escaliers, boîtes de nuit, gueules de bois, sexe, dope, alcool, jeu, mais tout cela filmé sans frime, froidement, à la différence de nombreux autres films qui abordent les mêmes thématiques. Bad Lieutenant est un film sur le vice et la déchéance morale, et tient résolument ce point de vue: Ferrara ne permet pas à son personnage de nous séduire, il ne joue pas avec la figure du flic pourri qui serait quand même sympa, ou drôle, ou au moins puissant et respecté, par les femmes ou les gangsters; il ne joue pas non plus avec l'attrait que peuvent provoquer le sexe ou la drogue. Techniquement enfin, le travail est sobre, il n'abuse pas de la caméra à l'épaule ou autre effet de style censé être adéquat au sujet traité.
L'homme que l'on suit presque chaque plan du film est un homme perdu et misérable, ce qu'il reconnaîtra, gémissant dans une Eglise, après la rencontre avec une jeune nonne violée qui pardonne déjà à ses agresseurs. A quatre pattes, devant un Christ réel ou halluciné, il implorera : « I'm week, I'm too fucking week! I need you! Help me! ». Alors qu'il est au plus bas, se profile la possibilité de la rédemption. Une petite lumière donc, dans ce film extrêmement sombre.

vendredi 6 février 2009

A.Téchiné, LES TEMPS QUI CHANGENT (2004)


Le coeur dramatique des Temps qui changent est l'histoire d'un homme mûr et célibataire, Antoine (Gérard Depardieu), qui après trente ans retrouve les traces de Cécile (Catherine Deneuve), son premier amour, qu'il n'a cessé d'aimer et entend reconquérir; mais celle-ci a refait sa vie.

L'action à lieu à Tanger en 2003. Tanger, port franc, est une plaque tournante, un lieu de passage où l'on commerce, où l'on vit pour un temps. C'est un lieu frontière entre l'Europe et l'Afrique, où cohabitent et se confrontent les cultures; c'est aussi pour certains la porte vers un eldorado fantasmé. Téchiné tisse des relations familiales et amoureuses en ce cadre propice aux rencontres, aux changements, aux espoirs, aux fantasmes. Comme toujours, il crée des situations qui exigent de ses personnages qu'ils tranchent, prennent des décisions, s'ouvrant et se fermant alors un champ de possibilités.

A l'évidence Téchiné entend inscrire son histoire sur un fond historique et géographique déterminé. Il montre la ville sous de nombreux aspects: le Tanger bourgeois, villas et casinos, le tanger plus populaire, la baie, les chantiers, les femmes voilées ou non, les immigrés d'Afrique noire. Le spectateur est sollicité par de nombreuses références à l'époque: guerre d'Irak, clandestins aspirant à traverser la Méditerrannée, tensions entre les population et modes de vie européens et traditionnels. Outre le réalisme du cadre de l'action, il campe des personnages auxquels il veut que nous croyions. Si la fidélité et l'amour à toute épreuve d'Antoine ont quelque chose de pur et d'absolu, cela est tempéré par d'autres de ses traits: il est calculateur, prépare son retour, et c'est en outre un promoteur peu sympathique avec ceux qui travaillent pour lui. En somme, Téchiné nous demande juste d'admettre l'amour d'Antoine, amour rare sans doute mais pas impossible -et nous y croyons avec plaisir. Il n'y a plus alors qu'à observer, en un cadre éminemment réaliste, les effets de cet amour. En un sens, il exige moins de son spectateur qu'il a pu le faire. Souvenons-nous d'Hôtel des Amériques par exemple, puisque c'est le premier de ses films où jouait Catherine Deneuve; les situations pouvaient paraître excessives, il fallait supporter les cris et les pleurs, la violence de la passion. Peut-être peut-on hasarder l'hypothèse d'une sorte de courbe descendante, qui en plus de vingt ans, d'Hôtel des Amériques aux Temps qui changent, emmène son cinéma vers plus de retenue et de pudeur -du moins dans ce bloc de cinq films tournés avec Deneuve, lequel possède une indéniable unité. Ce n'est peut-être pas de la mauvaise psychologie que de penser que ce n'est autre que le mouvement naturel de l'âge, celui des interprètes (Deneuve est dans sa soixantième année lors du tournage) et celui du réalisateur; comme un devenir vers plus de sagesse.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, Les Temps qui changent n'est pas un film « calme » ou « assagi », d'abord parce que la retenue n'est pas exclusive de la violence des sentiments, ensuite, et nous verrons que c'est lié, parce que Téchiné ose ici comme rarement dans la construction et le montage, et fait de son film une oeuvre riche et fascinante.
Que l'on considère le personnage joué par Gérard Depardieu: il jouit d'une situation confortable, mais est un homme seul et un peu perdu; il n'a rien de la marginalité qui était celle de Patrick Dewaere dans Hôtel des Amériques ou de nombreux autres personnages de Téchiné, ses Voleurs par exemple. Il n'est pourtant lisse que « vu de l'extérieur », car c'est un homme torturé en proie aux angoisses et à la passion; celles-ci ne sont que retenues, sourdes, refoulées. C'est en résonnance avec l'environnement qu'elles se manifestent. Aussi n'y accédons nous pas tant par l'observation de son comportement que par des images du monde entrant en correspondance avec elles: lorsqu'Antoine visionne la vidéo d'une cérémonie vaudou, ou se trouve témoin d'un rite sacrificiel musulman. Téchiné n'extériorise pas les sentiments par le jeu des acteurs, en un mouvement qui irait de l'intérieur vers l'extérieur, mais, autorisons-nous un usage particulier du terme, les externalise par le jeu du montage. Ceux-ci sont en effet exprimés de manière métaphorique par un usage répété de séquences tout à fait originales, qui introduisent une rupture dans le cours de la narration et constituent l'élément le plus caractéristique du film.

De fait, ce qui frappe dans Les Temps qui changent est la violence de ses coupes et l'utilisation de nombreux plans et séquences qui en tant que tels ne développent pas l'action -sans toutefois que le film soit dépourvu d'une structure narrative claire. Nous pouvons, en forçant un peu les traits distinguer trois types de séquences et leur fonctions, qui pour partie se chevauchent. Celles d'abord dont on vient de parler qui valent comme métaphores, ou correspondances: elles sont comme des révélateurs extérieurs de la vie intérieure, plus ou moins consciente: violence de l'aïd, et du désenvoûtement vaudou; celles ensuite qui produisent un effet de réalité: elles ancrent les situations dans un contexte social et culturel et l'on ne peut s'empêcher à leur sujet de penser au cinéma néoraliste: scènes documentaires de chantiers, l'aïd encore; celles enfin qui en plus d'introduire des ruptures narratives sont des ruptures formelles: la séquence vaudou en tant qu'elle est une vidéo, les quarante secondes de film d'animation d'un projet architectural, et surtout, la minute assez sidérante où l'on voient décomposés dans leur mouvement et en très gros plans le mouvement des machines, rotors, pneus, pelles mécaniques, essieus, terre effritée, boue. Participant aux fonctions précédentes, elles engendrent en sus un effet de miSe en question de l'image cinématographique; le réalisateur nous rappelle qu'il est le maître d'oeuvre de son propre chantier: il raconte une histoire qu'il peut lorsqu'il le souhaite mettre à distance ou interrompre. A l'évidence, il a le désir de ne pas produire une oeuvre « ronde », et introduit des éléments hétérogènes venant briser les schèmes classiques du mélodrame et plus généralement de notre perception: ces mouvements décomposés, l'oeil humain ne peut les voir (ni le nôtre ni ceux d'Antoine ou Cécile) et seule la technique permet un tel agencement d'images. Ce n'est pas en tant que tel une nouveauté, mais Téchiné ne nous avait pas préparé à cela; et l'équilibre se fait bien.
La séquence mécanique vient ainsi rompre, en coupe brutale, le moment le plus lyrique du film, où il est question d'éternité et d'amour sur fond d'une mer bleue et d'une ville blanche. On pourra, au delà de son effet de destructuration -légère- de l'oeuvre interpréter de plusieurs manières cette irruption. Cette multiplicité d'interprétations possibles fait d'ailleurs sa force: temporalité éclatée, insensée, de la vie humaine par opposition à la perfection d'une éternité à l'instant évoquée, retour à la poussière, spectre de la destruction et de la mort -celle-ci rôde dans tout le film-, métaphore machinique de la physiologie des passions...

Avec Les Temps qui changent, Téchiné dépasse le cinéma de personnages et de situations vers la mise en scène d'un monde naturel et social dont les violences et les beautés précèdent celles des individus. Non toutefois que la représentation du monde vale par elle-même, ou qu'il se mette au « cinéma social »: Téchiné ne cesse pas de s'intéresser à l'homme en tant qu'individu; plutôt doit-il considérer que cet extérieur sert de révélateur à la vie de l'âme, que l'on atteint celle-ci plus en profondeur par l'évocation de ce qu'elle voit -sachant que le regard ne saisit pas un monde « objectif »- que par des mots, des attitudes ou des actions.

Comme il en a l'habitude, le réalisateur décrit des destins croisés, construit un nombre assez important de personnages; il n'y a pas qu'Antoine et Cécile. Il est clair néanmoins que la toxicomanie d'une et l'homosexualité d'un autre nous intéressent moins que l'issue des « retrouvailles » entre les anciens amoureux. Cela dit, c'est le parti de Téchiné de ne laisser tomber personne, et de développer des intrigues parallèles à celle qui sert de nerf dramatique. Il s'interdit ainsi la prétention à saisir l'universel ou le paradigmatique, en un type de situation, un type de comportement, au prisme de ces briques élémentaires que sont l'individu ou le couple. Bien plutôt prend-il pour objet un ensemble de relations complexe et ouvert, et laisse sa chance à chacune; il propose de ce fait une vision nécessairement pluraliste des choses. C'est l'humanisme de Téchiné: chacun a ses vices et ses faiblesses, sa liberté et sa dignité.

Les temps changent et les monstres sacrés vieillissent. Mais c'est sans surprise: Deneuve et Depardieu soant excellents. Toutefois, les autres comédiens ne sont pas en reste, notamment le très convaincant Gilbert Melki. Le cinéaste joue un peu avec cette rencontre « trente ans après » entre Cécile et Antoine, car de fait, c'est aussi Deneuve et Depardieu trente ans après, Deneuve à qui il fait dire qu'elle n'aime plus son corps, et brûler une photo où, jeune encore, elle rayonnait aux côtés de Gérard Depardieu – sur le tournage du Dernier Métro? –. Le film de cinéma est toujours rattrapé, surtout lorsqu'il fait appel à des acteurs de grande notoriété, par « le cinéma », institution, univers culturel, histoire. Cette présence, Téchiné la gère avec finesse, ni ne l'ignorant, ni ne s'y complaisant. Surtout, ce discret jeu avec la mémoire cinématographique attachée à nos comédiens n'a pas sa fin en lui-même, mais offre de la manière la plus concrète une confirmation de cette vérité simple et première dont il question tout au long de l'oeuvre: le temps passe.

jeudi 5 février 2009

S.Guitry, DE JEANNE D'ARC A PHILIPPE PETAIN (1944)


MCDXXIX-MCMXLII ou De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain – qui ne sait de quoi il retourne se demande bien à quoi peut ressembler un film portant un titre pareil. L'étonnement est redoublé lorsque l'on découvre cet objet cinématographique absolument unique: pendant une heure est filmé un livre dont on tourne les pages unes à unes, avec des commentaires de Guitry lui-même, des textes lus par certains de ses contemporains (dont Jean Cocteau) et des pièces musicales. Ce livre est d'abord un livre d'art destiné à la vente conçu par le réalisateur, compilant des manuscrits, des illustrations et des textes imprimés suivant le fil de l'histoire artistique et politique de la France de Jeanne d'Arc à, c'est assez malheureux, Philippe Pétain – le film est réalisé en 43. Ainsi parcourons nous une certaine histoire de France, au gré de gravures (Henri IV, Descartes, Montesquieu, Talleyrand, l'Empereur...), de reproduction d'oeuvres plastiques (esquisses de Delacroix, de Degas, photos de travaux de Rodin) de la lecture de textes, de vers, d'aphorismes, de traits d'esprits, (mots de Voltaire ou Rousseau, lettres de Musset ou Pasteur, Voyelles de Rimbaud...) et d'interprétations d'extraits de pièces musicales (Carmen, Pelléas et Mélisande...).

Après un premier plan sur le livre fermé et debout, mi monument funéraire mi tour de guet, le livre s'ouvre dévoilant ses trésors le long d'un plan fixe en plongée de 58 minutes. Inclassable, ce filmlivre participe à la fois du genre publicitaire – Guitry faisant la promotion-présentation de son ouvrage d'art en l'honneur de la France éternelle – de la démarche encyclopédique et du film de propagande, tout en étant en lui-même un geste artistique d'une grande audace, une oeuvre mineure en un sens mais sans équivalent. Nous sommes en effet à la limite de l'art cinématographique et même de l'art tout court, puisque le film ne fait que présenter une oeuvre accomplie sous une autre forme, oeuvre qui elle-même n'est qu'une compilation: répétition de répétition, commentaire de commentaire. Mais après tout lorsque Guitry transposait ses pièces de théâtre en oeuvres pour le cinéma, les mettant, selon ses propres mots, « en conserve », les fixant dans un désir d'éternité, il suivait une démarche tout à fait analogue.

On n'est pas sans ressentir une certaine gêne lorsque sont tournées les dernières pages de cette histoire, évoquant « l'amour sacré de la patrie » et dévoilant le portrait du Maréchal qui eut le malheur de représenter la France en ses pires heures; mais on est ému pourtant devant le silence pudique qui accompagne ce final tragique et l'espoir d'une « France sauvée par les arts ». Certes cocardier, De Jeanne d'Arc à Philippe Pétain est avant tout une déclaration d'amour à la culture, aux arts et à l'esprit.

R.Bresson, LE PROCES DE JEANNE D'ARC (1962)


«Un film aussi rigoureux que possible» disait Bresson de son Procès... Difficile d'imaginer une mise en scène plus exigeante, une grammaire plus stricte et suivie sans écarts, un cinéma plus loin de la séduction et du compromis. Faut-il parler d'un style? En un sens Le Procès de Jeanne d'Arc peut être considéré comme la recherche d'un « non-style ». En effet, il se caractérise par un dépouillement et une simplicité maximum, tant au niveau des plans que du jeu des «acteurs» -qui ne le sont pas: pour jouer la pucelle, une fille vierge au cinéma- quant au texte, il ne provient que du procès de condamnation. Il ne s'agit pas de dramatiser ou romancer, mais de présenter.

Pour autant, on est loin d'une forme documentaire, qui prétendrait exposer comme empiriquement son objet; il faudrait alors faire droit à du contingent, varier les points de vue. L'effort est d'exposer, pour ainsi dire, le procès dans son essence, c'est à dire sa lettre (paroles échangées et consignées), et les parties en jeu, directement (Jeanne, ses juges, l'Eglise, les anglais) et indirectement (Isambart et surtout l'ordre supérieur dont Jeanne se réclame: Dieu et les saints).
Pour cela, Bresson choisit une mise en scène d'une sobriété telle qu'elle peut, pour la plus grande partie du film, se résumer ainsi: un triangle est constitué, qui a pour sommets Jeanne, ses juges, le témoin de leur face à face. Ce témoin c'est le spectateur devant qui se répètent les champs-contrechamps filmés de trois-quart (d'où le triangle), ou c'est, aussi bien, Dieu (cf. P.Arnaud, Robert Bresson). C'est en tout cas un oeil pour lequel la foi, voire la vérité, ne peuvent être reconnus que comme étant du côté de Jeanne. Sinon, plans d'escaliers, de murs, structures cloisonnées. Et, parce que comme le Christ, Jeanne n'est pas qu'âme et parole, quelques plongées qui par leur isolement font exister avec d'autant plus de force leurs objets: les reliefs d'un mauvais repas, un drap pudiquement tiré, les pas de Jeanne vers le bûcher.

mercredi 4 février 2009

N.Klotz, LA QUESTION HUMAINE (2007)


Un film sur la shoah qui avance masqué -parce que l'on ne saurait la représenter-, ou bien un film sur le monde de l'entreprise dans nos sociétés contemporaines, monde si abject qu'il peut être pensé par analogie avec le fonctionnement bureaucratique nazi? Il serait oiseux de chercher à trancher, disons qu'est interrogée l'humanité de nos systèmes sociaux technocratiques voués à une rationalisation croissante, tendant à réduire toujours la responsabilité morale individuelle et la force des valeurs qui ne peuvent prendre un sens assimilable par les procédures organisationnelles. Non content de décliner ce problème au prisme du régime nazi et de l'entreprise capitaliste, Klotz évoque aussi la politique actuelle d'immigration de la France.

De manière fine et convaincante, l'accent est mis sur l'usage de la langue, comme symptôme par excellence de l'état moral d'une société. Le langage froid et châtié mais redoutablement efficace de Simon Kessler (assez bon Amalric), directeur des ressources humaines dans une grande entreprise, devient le fonctionnement à l'aveugle d'une humanité qui s'oublie; à celui-ci vient s'opposer la musique, beauté qui, née de son sein, inflige à l'homme (en l'occurrence Mathias Just, très bien interprété par Lonsdale) le difficile rappel d'une plus grande destinée.

On le voit, La question humaine a du point de vue du propos une assez grande ambition, et se permet de développer ses interrogations en plusieurs directions. Mais c'est pour l'instant bien théorique dira-t-on; c'est là que le bât blesse. Quoique non dépourvu de beautés et d'esprit, le film peine à être à la hauteur de son discours et se trouve écrasé par celui-ci, n'en devenant parfois qu'une illustration palotte. Lorsqu'il devrait nous bouleverser, il nous laisse froid. Il manque à l'oeuvre l'unicité et l'unité esthétique qui la fasse tenir indépendemment de ses mots (dont une importante part est énoncée en off), et la garantisse d'une dispersion déjà évidente au niveau théorique.

Nicolas Klotz semble hésiter entre plusieurs options esthétiques et fait le choix d'un film à la structure et au style relativement éclatés (flirtant tour à tour avec les influences surréalistes, la stylisation truffaldienne, le lyrisme polémique d'un Debord, ou la nervosité contemporaine d'un cinéma de clips), mais l'alchimie ne se fait pas. Nous avons trop l'impression d'un réalisateur qui se cherche, collant tant bien que mal des morceaux ne tenant que par un discours, assumant une fonction théorique permettant des correspondances parfois judicieuses entre séquences, mais aussi, et c'est plus problématique, une fonction de commentaire, sans laquelle l'image resterait souvent muette, et la structure narrative inconsistante. L'omniprésence de ce « discours-commentaire » signale en négatif l'échec de l'image et produit un film qui, se voulant intelligent à chaque instant, se révèle sentencieux.

M.Powell et E.Pressburger, LE NARCISSE NOIR (1947)


Le Narcisse noir est un des plus beaux de ce que l'on peut appeler des « films-monde », de ces films réalisés avec une volonté de démiurge, volonté non pas de découper et d'organiser les images de notre monde, ni de les imiter, ni seulement même de les rejouer en les idéalisant, mais de créer un univers esthétiquement et significativement plein qui se suffise à lui-même et, le temps de la projection, vive de sa vie autonome. Si Le Narcisse noir suit globalement les canons de la forme classique du cinéma, son esthétique est néanmoins affectée d'un coefficient d'irréalité, d'étrangeté, qui rend délicate la désignation de « classique ». Cela, certes, est peut être vrai de la plupart des très grandes oeuvres dites classiques, dont le génie subvertit les conventions en les suivant; mais indéniablement, Le Narcisse noir frappe par sa beauté toute particulière, au caractère magique. Point révélateur: malgré les possibilités que leur offrait la production, les réalisateurs ont choisi de tourner dans des décors fabriqués, s'offrant par là la possibilité de modeler un univers à leur désir, dont les aléas soient bannis et les éléments à l'exacte mesure de la fonction et du sens qui devront être le leur dans l'oeuvre achevée. Cette volonté de maîtrise totale, partagée naturellement par la plupart des artistes se donne ici les moyens radicaux de son ambition; poussée à ce point, elle rappelle celle d'Hitchcock, l'autre grand réalisateur anglais de l'époque.

Quoique singulière, la grande beauté du Narcisse noir parle clair à l'esprit. Le film raconte en effet une histoire, suit le fil d'un scénario simple mais rigoureux, celle d'une petite communauté de nonnes s'installant dans un ancien « Palais des femmes », harem de quelque Maharadjah, communauté dont l'installation et le développement rencontreront des obstacles insurmontables liés à des tensions internes, à l'incompréhension entre deux mondes, et à la puissance magique des lieux. La puissance spirituelle du film se nourrit d'une question humaine vieille comme la conscience: l'opposition du bien et du mal, déclinée de plusieurs manières: combat entre la sainteté et le péché, fidélité ou non à l'idéal, tension entre deux cultures, deux mondes – ces variations imposant d'ailleurs des mises en question quant à la clarté et la forme de l'opposition, la faisant jouer à différents niveaux et parfois avec ambiguïté; qui par exemple de l'ermite païen, éternel indifférent, et des soeurs de bonne volonté est au plus près de la vérité?
Au delà, ou en deçà de ces tensions morales et métaphysiques, Le Narcisse noir se relève un très grand film sur le désir et le féminin, et Black Narciss est le nom du parfum dont les effluves rappellent aux religieuses une autre vie, passée ou possible. Toujours des éléments viennent troubler la quiétude et la retraite des soeurs, en provenance de l'extérieur: le bel homme, incroyant qui plus est, le jeune dandy, la servante délurée; ou faisant irruption de l'intérieur: la force incoercible du désir et du souvenir. Pendant l'office, Soeur Clodagh jouit littéralement de la réminiscence d'une partie de chasse. Le galop des chevaux résonne en elle comme en toutes, bientôt ou déjà, le martèlement inquiétant des tambours par un Autre mystérieux, peuple incompréhensible. La pulsation d'un monde étranger et souterrain mène la communauté à l'hystérie.

Evidemment, ce n'est pas le sujet qui fait le film, et le plan n'a pas seulement vocation à résoudre ou illustrer un problème philosophique, moral, ou psychologique. Mais c'est bien la signifiance permanente de l'image qui donne son ampleur au Narcisse noir; elle la donne parce que symbolique, elle ne sacrifie pourtant jamais à la beauté; beauté formelle, de composition, mais aussi beauté matérielle, sensuelle, permise par un magnifique travail sur la couleur et la lumière, par l'intérêt porté aux visages, aux étoffes, aux décors. Sensualisme et symbolisme se mêlent avec génie, le spirituel est chair et le sensible est spirituel. De combien de films retient-on autant de plans après une seule vision? La cloche que l'on sonne au bord de l'abîme, le vieil homme fort comme les montagnes qui lui font face, le travelling lors du repas des nonnes, puis le plan d'ensemble en plongée, les volutes de l'habit religieux dans le vent, Kenchi sortant ses griffes et ses plus beaux atours, les visages marqués par le recueillement ou la nostalgie, par l'inquiétude, par le délire et par la possession, un corps devenu diabolique, une forêt dans le brouillard, une auge dont l'eau semble devenue une liqueur d'enfer, l'extraordinaire face à face des deux soeurs, Livre Saint et rouge à lèvres... Chaque plan réunit sens et beauté: un film éblouissant.

lundi 2 février 2009

Lars von Trier, EPIDEMIC (1987)


Deux jeunes scénaristes écrivent l'histoire de la propagation d'une peste, mortelle et répugnante; certains signes laissent penser que ce dont ils parlent est en train, réellement, de se réaliser.

L'oeuvre se déploie sur deux niveaux diégétiques: 1. l'avancée dans l'écriture du scénario (et l'irruption d'événements en rapport avec celui-ci); 2. le « film dans le film »: scènes appartenant à l'oeuvre que sont en train de penser et de se représenter les deux scénaristes. Pour marquer l'hétérogénéité de ces deux niveaux, le premier est tourné en 16mm, dans un noir et blanc sale et hésitant, et quasi naturaliste, le second en 35mm et de façon plus léchée de manière à évoquer une forme plus classique pour l'oeuvre imaginée. En somme, nous avons d'un côté la mise en scène un peu anarchique d'un « réel » trouble où l'on pense et l'on parle de l'oeuvre à faire, de l'autre, le « cinéma », la composition du plan, les clichés maîtrisés, voire le lyrisme.
Entre les deux, Lars von Trier ne sait ou ne veut trancher; en bon artiste post-moderne, il refuse la forme classique mais en a la nostalgie. Si l'on ajoute à cette distinction des deux plans sur lesquels joue le film, l'existence d'un narrateur en off, le fait que les deux personnages scénaristes sont aussi les scénaristes et réalisateur de fait (Niels Vorsel et Lars von Trier), que le rôle de l'intermédiaire avec les producteurs est interprété par celui qui est réellement l'intermédiaire de von Trier avec ses producteurs, qu'en somme, les conditions de la réalisation d'Epidemic sont mises en scène dans Epidemic, on en arrive à un film où les emboîtements, la mise en abyme, le caractère de work in progress sont poussés à l'extrême. Si le dispositif fait un peu mode, il est ici franchement bien mené et surtout, le travail sur l'image, l'inventivité visuelle et sonore, la matière cinématographique, ne sont pas étouffés par la réflexion ou le jeu sur l'activité cinématographique elle-même. En outre, le ressort scénaristique n'est pas juste une bonne idée, mais est l'occasion de contre-balancer un second degré et une « icônoclastrerie » très présents, par des éléments de réflexion sur la force des images, la puissance et la responsabilité du créateur; je cite approximativement: « nous nous amusons de la souffrance des hommes »... or, bientôt, l'auteur de la fiction se trouve pris à son propre jeu et la souffrance devient réelle. Contrairement aux apparences, Epidemic n'est pas sans morale – sans question morale.

Epidemic
, c'est la mise en scène et en pensée de la contagion entre les images et le réel, de la perméabilité entre ces deux modes de l'être qui semblent ontologiquement distincts. La permanence du titre à l'écran (EPIDEMIC® reste inscrit en lettres rouges en haut à gauche de l'image tout le long du film), « truc » un peu facile au demeurant, vient signifier cette circulation entre images et réalité en faisant le lien entre les deux niveaux dont nous avons parlé. Lars von Trier a cherché à créer, par des moyens radicaux, une mise en scène et une construction adéquate à son sujet. Il y réussit à demi, car le film a par quelques côtés un aspect bric-à-brac, un caractère non fini, et l'on peut regretter quelques facilités et fautes de goût, le choix de la musique, par exemple, après l'extraordinaire séquence finale, qui toutefois justifie à elle seule la vision d'Epidemic (« fautes » volontaires évidemment, mais...). Enfin, notons que l'on trouve ici en germe l'humour et le gore bubonique et grotesque de la future série The Kingdom (L'hôpital et ses fantômes).

Sydney Lumet, A LA RECHERCHE DE GARBO (1984)


A la recherche de Garbo n'est ni l'un des meilleurs Lumet, ni l'un des plus représentatifs. Il mérite néanmoins d'être vu, au moins pour deux raisons. La première tient à sa place dans l'oeuvre du cinéaste, la seconde interpellera tout amoureux du cinéma. Lumet réalise ici une comédie dramatique, ce qui contraste avec le gros de ses oeuvres (des polars pour dire vite) – quoique celles-ci ne soient jamais dépourvues d'humour.
Dans A la recherche de Garbo, il rit de son cinéma, voire le caricature, transpose en tous cas sur un mode comique certains des éléments récurrents de ses travaux. On retrouve ainsi les accents épiques caractérisant les combats menés par des personnages solitaires, soutenus par une volonté inébranlable. La musique, à laquelle Lumet est toujours très attentif vient comme à l'accoutumée soutenir avec force les actions et décisions des personnages. Mais en guise de héros passionnément juste, nous avons ici une new-yorkaise idéaliste et donneuse de leçons quelque peu agaçante, qui avec candeur, appelle à tout bout de champ chacun à se comporter mieux qu'il ne le fait ou à se révolter contre sa condition sociale (Estelle Rolfe, jouée par Anne Bancroft). Gravement malade, elle formule ainsi son plus grand désir: « rencontrer Garbo ». Son fils, Gilbert (Ron Silver), qui entend accomplir sa dernière volonté, endosse alors la position du héros lumetien prêt à accomplir envers et contre tout ce qu'il considère sa mission. Cette situation produit une intrigue amusante et un suspense réel.

Mais ce en quoi A la recherche de Garbo nous paraît le plus convaincant tient en la mise en scène d'un aspect caractéristique du cinéma, la fascination devant l'image, voire l'identification à celle-ci, possibilité merveilleuse de « sentir » d'autres vies ou de sublimer la nôtre, mais risque d'une existence vécue par procuration, situation pathétique voire pathologique de celui qui ne vit que fantasmatiquement, épaulé par les images que lui offrent le cinéma. Cette tension se cristallise tout particulièrement autour de la figure de la star, personne réelle mais dont l'identité fantasmée consiste en la mémoire cinématographique qu'on lui attache – les rôles qu'elle a endossés. L'admiration voire l'amour qu'il est possible de ressentir pour une star révèle à la fois le désir du beau et de la perfection et la propension à fuir le réel dans une passion vaine et ridicule. La plus grande réussite du film tient certainement en le personnage de l'étoile Garbo, que Lumet a su entourer d'un halo de mystère. Femme insaisissable, elle apparaît à l'écran comme une silhouette évanescente, à peine réelle, pélerine et chapeau se mouvant dans le flou avec élégance. Or, vérité couronnant A la recherche de Garbo, c'est Greta Garbo en chair qui incarne Greta Garbo fantasmée.
Non créditée au générique, elle laisse quelques précieuses secondes apparaître son visage et prononce une poignée de mots de sa voie grave. La comédie de Lumet, ocassion d'une réflexion drôle et mélancolique sur la puissance de l'image au cinéma, devient alors un des plus beaux hommage à « la divine ».