samedi 28 avril 2012

E.Glodell, BELLFLOWER (2012)


Coolness et nihilisme

Les premières minutes de Bellflower laissent dubitatif. Il est vite fatigant de regarder de jeunes gens dont la conversation se réduit pour l'essentiel à des provocations vaguement ironiques se soûler à la bière et se complaire dans un bizarre de faible portée, dans le weird diraient-ils – en l'occurrence un concours de manger de grillons. Contenue dans certaines limites la bêtise fait peut-être partie de la santé, mais en faire un objet digne d'être vu, c'est plus discutable – surtout quand l'insignifiance de ce qui est montré autorise à l'avance de filmer à l'arrache, à la façon de lycéens imbibés qui immortaliseraient leur soirée. Peu de mise en scène, des scénettes, des fragments. Pas de fond, pas de forme! C'est justifié, c'est assumé!
On pressent malgré tout qu'il vaut la peine d'attendre. C'est qu'à côté de l'insignifiant il y a la fureur statique de ce plan sur une automobile d'enfer, qui par la grâce d'un ralenti poussé à l'extrême dégage plus de puissance que ne l'eût fait toute mise en scène réaliste de sa vitesse, où la vibration du mobile – et non son déplacement – témoigne de son énergie et de son mouvement ; une réussite esthétique qui suffit déjà à reconnaître le travail et le talent. Il y a aussi, en contrepoint, cette succession ultra rapide de plans sur les pièces hurlantes de cette automobile customisée : pièces du moteur, courroie tendue, échappement crachant des flammes. Ce sont ces images qui viennent à l'esprit de Woodrow, la trentaine, désœuvré, doux en apparence, lorsqu'on lui demande qui il est et ce qu'il fait. Fantasme de mécanique, mécanique du fantasme : le type paumé et gentil rêve, avec son ami tout aussi oisif mais plus cool encore, de vitesse et de puissance, de feu, d'apocalypse et de la voiture qui va avec : une Buick trafiquée comme dans Mad Max, mieux que dans Mad Max.


En somme, des jeunes cool et le travail de leur pulsion de mort ; Evan Glodell nous paraît ici tenir quelque chose. Le désir d'être cool est un leitmotiv de Bellflower. Mais qu'est-ce qu'être cool? Est-ce un style de vie? Il s'agit d'abord d'avoir un certain goût, de s'orienter dans un monde esthétique et signifiant, mais en faisant l'effort d'une appropriation singulière : se faire original à partir de ce qui ne l'est pas – la mode par exemple. Une coolness plus raffinée passe par l'inscription dans un champ esthétique et symbolique particulier, ici celui de la mécanique ou de la cinéphilie. Faire de sa voiture, objet de consommation de masse, la voiture ; s'approprier vraiment Mad Max, quand les autres ne font que s'en divertir : imposer une forme originale de vie à des contenus communs et relativement superficiels. L'importance de l'originalité et la dimension fortement esthétique rapprochent coolness et dandysme. Il s'agirait cependant d'un dandysme relâché, populaire, démocratique, plus soucieux de composer avec autrui – et donc en un sens du contraire du dandysme. Si être cool est une manière de réalisation de soi, elle appartient à l'ère démocratique. Elle se fait à partir de contenus culturels relativement peu exigeants, voire tout à fait communs. La fréquentation privilégiée de la grande littérature ou des beaux-arts, ou le travail scientifique, ne rendent pas cool. C'est qu'il y a, chez celui qui s'y adonne, un sens de la hiérarchie des valeurs, et un certain esprit de sérieux, dont l'absence caractérise au contraire l'homme cool. En ce sens, l'ironie comprise comme capacité de juger de tout au second degré, est peut-être la vertu intellectuelle de l'homme cool. Celui-ci ne saurait croire en quelque chose, ni prendre trop au sérieux le langage. Il est détendu et voit la vie comme un jeu.

Aussi, alors que Woodrow s'est laissé prendre dans les filets de l'amour, au point qu'il en oublie ce qui avait pour lui de la valeur, Aiden lui rappelle à quel point eux et leur voiture sont cools, et s'étonne que Woodrow l'oublie. Suit alors une tirade qui, par les images qui l'accompagne, constitue l'acmé du film. Aiden invite son ami à partir : « We would look so fucking cool. We would go places and park the car in places where we know we'd look cool. Hang out smoking cigarettes, leaning against the car looking cool, and let people look at us! ». Le monologue se poursuit mais prend progressivement une autre tournure : on glisse vers la violence – et les images suivent. Au volant de cette voiture, Woodrow sera pareil à Lord Humongous, la brute tyrannique de Mad Max II, régnant dans le désert. « Dude, you are Lord Humongous! The master of fire! The lord of the wasteland! (...) Nobody fucking tells Lord Humongous what to do. Lord Humongous fights when he wants to fight and fucks when he wants to fuck. Lord Humongous dominates his women and they fuckin' love him for it ». Tout ceci est certes une réponse à la déception amoureuse de Woodrow, qui constitue un nœud du film, mais on peut en faire une lecture plus intéressante. Bellflower nous montre le possible renversement du type cool en tyran, la proximité entre l'absence d'esprit de sérieux et la négation de toute valeur, laissant le champ libre – le désert – à l'immédiateté de la pulsion. C'est qu'au fond être cool c'est une manière de n'être rien. Jouer continuellement ne donne pas d'être, et le vide, comme un trou noir, aspire ce qui l'entoure : « le désert croît, malheur à qui recèle un désert ». Glodell sait, ou pressent, et montre, qu'une civilisation qui aspire à la coolness nourrit de puissantes forces destructrices.



Ainsi, si la mise en scène est assez pauvre, si l'on peut être agacé par certains parti-pris formels – valant sans doute comme brevet de « cinéma indépendant » – et par une certaine tendance au clip musical – la BO est à vendre bien sûr – Bellflower a quelque chose à nous dire, et le travail sur la matière visuelle produit quelques réussites frappantes. Les ruptures de rythme et de qualité de l'image, les variations du grain, les saturations de la lumière ou du son, un certain art de la saleté et du bruit accompagnent l'accroissement des tensions, de la violence, de la confusion entre fantasme et réalité. À d'autres moments le vieillissement artificiel de l'image participe d'une cinéphilie rétro, moins ludique et explicite que celle, par exemple, du Tarantino de Boulevard de la mort, mais plus mystérieusement évocatrice : ainsi de la puissance quasi mythologique de ce plan à contre-jour, rougeâtre, aux couleurs passées, vaguement rayé comme une vieille carte postale, où Woodrow et sa compagne quittent la station service miteuse où ils viennent de troquer leur voiture contre une vieille moto.

Ce caractère très hétérogène – et inégal – de l'image contribue à faire de Bellflower un objet quelque peu bricolé, avec les défauts que cela induit mais aussi des effets inattendus et puissants. Il est évident que Glodell n'a pas réalisé son film en ayant une idée très précise du résultat final et a dû souvent suivre le principe du bricoleur : « ça peut toujours servir ». Il est en cela en accord avec ses personnages qui flânent dans les magasins de pièces d'occasion au cas où ils trouveraient quelque chose pour leur voiture. Cet objet fragmentaire et éclaté trouve une relative unité par la pensée qui l'anime de l'intérieur, moins superficielle qu'il n'y paraît d'abord, et par la vitalité de l'engagement de Glodell qui réalise, monte, scénarise, joue et compose quelques chansons.



mercredi 11 avril 2012

B.Jacquot, LES ADIEUX A LA REINE (2012)


L'histoire sans la faire


Les Adieux à la Reine est un film en costumes dont l'action se tient à Versailles entre le 13 et le 17 juillet 1789. C'est cependant un «film historique» d'une espèce particulière : nous ne sommes pas sur les lieux où l'histoire se fait, nous ne sommes pas devant ses acteurs. Celle-ci est au contraire invisible, incomprise, déniée ; ses effets seront pourtant délétères et définitifs. Jacquot nous propose une peinture de la cour et de la relation entre Marie-Antoinette et sa lectrice, Sidonie Laborde, et des effets de cette histoire invisible – la prise de la Bastille sur ce petit monde. Ainsi, c'est sans la grande politique, mais par la psychologie et une microsociologie de la cour que nous nous retrouvons témoins de l'histoire.

La psychologie des rapports de pouvoir, de rivalité et de désir, le jeu triangulaire entre Marie-Antoinette, sa favorite Gabrielle de Polignac et sa servante amoureuse Sidonie est le cœur du film et ce qui intéresse certainement le plus Benoît Jacquot, ce en quoi aussi il est depuis longtemps passé maître. Mais on trouvera aussi dans Les Adieux à la Reine une fascinante peinture de la cour, microcosme qui n'est pas juste « la société » – au sens où l'on réservait le mot à la « grande société » –, mais une société, avec ses ors et ses entrailles, ses rapports de classe, son économie, la circulation des personnes et des biens, son organisation spatiale, ses quartiers, ceux de la noblesse et ceux des valets, les couloirs lumineux et les escaliers dérobés, les soupentes et les salons.



Pas de société, pas de pouvoir, pas de désir sans signes. La cour en est pleine et Jacquot est à son affaire. On peut schématiquement les répartir en trois catégories : les symboles du pouvoir, les signifiants du désir, les signifiants du réel. Les premiers structurent les rapports hiérarchiques, ils attribuent à chacun sa place à la cour ; ce sont les perruques, les chapeaux, les manteaux d'hermine. Ils sont ordonnés au lys, le signifiant de la monarchie. Dans un magnifique gros plan, un rideau bleu roi fleurdelisée barre littéralement le visage de Sidonie, marque de sa soumission à l'ordre de la cour. Il y a ensuite les signifiants du désir, aliments de l'imaginaire, stations que suivent les fantasmes de Sidonie : les stigmates laissés par les moustiques qui inviteront aux caresses de la reine, le nom de Polignac, favorite et enviée, seul signifiant émergeant d'un discours où rien n'est entendu, ou le cazzo dont ricanent les jeunes filles.


Il y a enfin irruption d'autres signes, équivoques, menaçants. Ce sont les traces du dehors qui arrivent jusqu'aux oreilles de la plus préservée des sociétés, c'est, volés au détour d'une conversation, les mots « Bastille » ou « le Roi a été réveillé cette nuit ». Devant ce qui est suggéré l'attitude de déni ne peut durer longtemps. Même chuchoté le réel s'impose, et l'on entend bientôt – mais il faut le répéter : « le peuple a pris la Bastille ». Bientôt le nom des 283 têtes à couper circule au château.
Le retour du refoulé est dévastateur, c'est l'effondrement d'un ordre symbolique et fantasmatique aux fondements pourris – n'y avait-il déjà dès les premières minutes, en forme de présage, ces cadavres de rats ? – à force d'autarcie. La désagrégation prend toutes les formes possibles : hystérie (la syncope du Marquis de Vaucouleurs), ivrognerie (de l'archiviste Moreau), suicide (de Madame de la Chesnaye), fuite (des Polignac et de bien d'autres). Sidonie qui par la position centrale de sa relation avec la Reine et l'exclusivité de sa passion est comme la métaphore de cette cour refermée sur elle-même, tient cependant bon. Dans l'effritement général, elle est un diamant de volonté et apparaît dans sa fidélité – vertu aristocratique par excellence – comme une des seules âmes nobles du château. Cela est cependant affaire de perspective, car cette fidélité est aussi fanatisme aveugle et son désintérêt absolu pour tout ce qui ne touche pas à sa passion une forme de déni, ce déni qui fait les fous quand le refoulement ne fait que des névrosés. En apparence plus forte que les autres, Sidonie est peut-être plus inquiétante.

Ce film historique dans lequel l'histoire en mouvement est invisible et n'apparaît que par ses effets permet ainsi de penser l'histoire bien mieux que nombre de films historiques de facture classique : par une peinture de la cour qui ne nous la présente pas seulement comme une partie de la société contre une autre mais plutôt comme une société contre – et dans – une autre et surtout en proposant une belle illustration de la thèse selon laquelle le moteur de l'histoire est le « travail du négatif ». Tout cela pourtant en entrant dans Versailles par le frivole. Il y a quelques années, dans Marie-Antoinette, Sofia Coppola a exploité les possibilités esthétiques de la frivolité de la cour, mais celle-ci s'est avérée être un prétexte, d'où elle a tiré un objet pop parfois efficace mais assez peu consistant. Nous avons suffisamment montré au contraire la densité des Adieux à la Reine où le frivole tient la main du tragique – Jacquot retrouve là, au-delà de l'ouvrage de Chantal Thomas dont il s'inspire, la Marie-Antoinette de Stéphane Zweig, une de ces figures dont la grandeur tragique naît de la disproportion monstrueuse entre médiocrité personnelle et énormité des forces du destin.

La reconstitution historique convainc. Sans prétention à une réinterprétation moderne mais sans tomber dans le pittoresque Jacquot construit son univers versaillais avec souplesse. On ne sait trop si Versailles ressemblait à cela, on sait que les choses n'ont pas eu lieu telles qu'elles nous sont présentées, mais là n'est pas la question : pour les choses humaines on tire un enseignement plus riche d'un objet intelligemment (re)construit que de la positivité des faits. Nous croyons à ce que nous voyons et cela suffit.

Le duo formé par Léa Seydoux et Diane Krüger fonctionne fort bien ; n'y est pas pour rien la tension produite par leur type de visage : beauté juvénile, réservée, et presque garçonne de la première, souveraineté faussement froide de la seconde. La qualité des second rôle est frappante, ce qui est toujours signe d'intelligence. Louis XVI incarné par Beauvois et Gabrielle de Polignac (Ledoyen) sont cependant un peu en dessous de Mme Campan (Noémie Lvovsky), Mme Bertin (Anne Benoît) ou l'archiviste Moreau (Michel Robin). La lumière sur la peau de Léa, le bruit des étoffes et le crépitement du feu, lorsque la musique, peut-être un peu trop présente, cesse, confèrent aux Adieux à la Reine de beaux moments de sensualité.

Un mot, pour terminer, de la littérature : c'est le seul domaine où Sidonie ait quelque autorité. Ce sont les mots de Marivaux, Madame de Lafayette ou Rousseau qui la rapprochent de la Reine. La grande culture ne serait-elle, comme le reste, qu'un moyen dans les jeux du pouvoir et de la séduction, un capital symbolique qui assure à Sidonie sa place singulière dans l'ordre de la cour et le cœur de la Reine ? C'est sans doute la fonction à laquelle sa passion l'a réduite... Pourtant, par deux fois, la littérature est sauvée : par l'authenticité de la relation entre Sidonie et le bibliothécaire qui exclut un rapport seulement fonctionnel à la culture et dans cette scène où la parole de Marivaux se mêle et se confond avec celle de la Reine et de sa lectrice au point que l'on ne sait plus qui parle des femmes ou de l'écrivain. L'œuvre alors n'a plus simplement un rôle, elle s'impose dans sa consistance, sa vérité et sa valeur définitive.