vendredi 6 février 2009

A.Téchiné, LES TEMPS QUI CHANGENT (2004)


Le coeur dramatique des Temps qui changent est l'histoire d'un homme mûr et célibataire, Antoine (Gérard Depardieu), qui après trente ans retrouve les traces de Cécile (Catherine Deneuve), son premier amour, qu'il n'a cessé d'aimer et entend reconquérir; mais celle-ci a refait sa vie.

L'action à lieu à Tanger en 2003. Tanger, port franc, est une plaque tournante, un lieu de passage où l'on commerce, où l'on vit pour un temps. C'est un lieu frontière entre l'Europe et l'Afrique, où cohabitent et se confrontent les cultures; c'est aussi pour certains la porte vers un eldorado fantasmé. Téchiné tisse des relations familiales et amoureuses en ce cadre propice aux rencontres, aux changements, aux espoirs, aux fantasmes. Comme toujours, il crée des situations qui exigent de ses personnages qu'ils tranchent, prennent des décisions, s'ouvrant et se fermant alors un champ de possibilités.

A l'évidence Téchiné entend inscrire son histoire sur un fond historique et géographique déterminé. Il montre la ville sous de nombreux aspects: le Tanger bourgeois, villas et casinos, le tanger plus populaire, la baie, les chantiers, les femmes voilées ou non, les immigrés d'Afrique noire. Le spectateur est sollicité par de nombreuses références à l'époque: guerre d'Irak, clandestins aspirant à traverser la Méditerrannée, tensions entre les population et modes de vie européens et traditionnels. Outre le réalisme du cadre de l'action, il campe des personnages auxquels il veut que nous croyions. Si la fidélité et l'amour à toute épreuve d'Antoine ont quelque chose de pur et d'absolu, cela est tempéré par d'autres de ses traits: il est calculateur, prépare son retour, et c'est en outre un promoteur peu sympathique avec ceux qui travaillent pour lui. En somme, Téchiné nous demande juste d'admettre l'amour d'Antoine, amour rare sans doute mais pas impossible -et nous y croyons avec plaisir. Il n'y a plus alors qu'à observer, en un cadre éminemment réaliste, les effets de cet amour. En un sens, il exige moins de son spectateur qu'il a pu le faire. Souvenons-nous d'Hôtel des Amériques par exemple, puisque c'est le premier de ses films où jouait Catherine Deneuve; les situations pouvaient paraître excessives, il fallait supporter les cris et les pleurs, la violence de la passion. Peut-être peut-on hasarder l'hypothèse d'une sorte de courbe descendante, qui en plus de vingt ans, d'Hôtel des Amériques aux Temps qui changent, emmène son cinéma vers plus de retenue et de pudeur -du moins dans ce bloc de cinq films tournés avec Deneuve, lequel possède une indéniable unité. Ce n'est peut-être pas de la mauvaise psychologie que de penser que ce n'est autre que le mouvement naturel de l'âge, celui des interprètes (Deneuve est dans sa soixantième année lors du tournage) et celui du réalisateur; comme un devenir vers plus de sagesse.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, Les Temps qui changent n'est pas un film « calme » ou « assagi », d'abord parce que la retenue n'est pas exclusive de la violence des sentiments, ensuite, et nous verrons que c'est lié, parce que Téchiné ose ici comme rarement dans la construction et le montage, et fait de son film une oeuvre riche et fascinante.
Que l'on considère le personnage joué par Gérard Depardieu: il jouit d'une situation confortable, mais est un homme seul et un peu perdu; il n'a rien de la marginalité qui était celle de Patrick Dewaere dans Hôtel des Amériques ou de nombreux autres personnages de Téchiné, ses Voleurs par exemple. Il n'est pourtant lisse que « vu de l'extérieur », car c'est un homme torturé en proie aux angoisses et à la passion; celles-ci ne sont que retenues, sourdes, refoulées. C'est en résonnance avec l'environnement qu'elles se manifestent. Aussi n'y accédons nous pas tant par l'observation de son comportement que par des images du monde entrant en correspondance avec elles: lorsqu'Antoine visionne la vidéo d'une cérémonie vaudou, ou se trouve témoin d'un rite sacrificiel musulman. Téchiné n'extériorise pas les sentiments par le jeu des acteurs, en un mouvement qui irait de l'intérieur vers l'extérieur, mais, autorisons-nous un usage particulier du terme, les externalise par le jeu du montage. Ceux-ci sont en effet exprimés de manière métaphorique par un usage répété de séquences tout à fait originales, qui introduisent une rupture dans le cours de la narration et constituent l'élément le plus caractéristique du film.

De fait, ce qui frappe dans Les Temps qui changent est la violence de ses coupes et l'utilisation de nombreux plans et séquences qui en tant que tels ne développent pas l'action -sans toutefois que le film soit dépourvu d'une structure narrative claire. Nous pouvons, en forçant un peu les traits distinguer trois types de séquences et leur fonctions, qui pour partie se chevauchent. Celles d'abord dont on vient de parler qui valent comme métaphores, ou correspondances: elles sont comme des révélateurs extérieurs de la vie intérieure, plus ou moins consciente: violence de l'aïd, et du désenvoûtement vaudou; celles ensuite qui produisent un effet de réalité: elles ancrent les situations dans un contexte social et culturel et l'on ne peut s'empêcher à leur sujet de penser au cinéma néoraliste: scènes documentaires de chantiers, l'aïd encore; celles enfin qui en plus d'introduire des ruptures narratives sont des ruptures formelles: la séquence vaudou en tant qu'elle est une vidéo, les quarante secondes de film d'animation d'un projet architectural, et surtout, la minute assez sidérante où l'on voient décomposés dans leur mouvement et en très gros plans le mouvement des machines, rotors, pneus, pelles mécaniques, essieus, terre effritée, boue. Participant aux fonctions précédentes, elles engendrent en sus un effet de miSe en question de l'image cinématographique; le réalisateur nous rappelle qu'il est le maître d'oeuvre de son propre chantier: il raconte une histoire qu'il peut lorsqu'il le souhaite mettre à distance ou interrompre. A l'évidence, il a le désir de ne pas produire une oeuvre « ronde », et introduit des éléments hétérogènes venant briser les schèmes classiques du mélodrame et plus généralement de notre perception: ces mouvements décomposés, l'oeil humain ne peut les voir (ni le nôtre ni ceux d'Antoine ou Cécile) et seule la technique permet un tel agencement d'images. Ce n'est pas en tant que tel une nouveauté, mais Téchiné ne nous avait pas préparé à cela; et l'équilibre se fait bien.
La séquence mécanique vient ainsi rompre, en coupe brutale, le moment le plus lyrique du film, où il est question d'éternité et d'amour sur fond d'une mer bleue et d'une ville blanche. On pourra, au delà de son effet de destructuration -légère- de l'oeuvre interpréter de plusieurs manières cette irruption. Cette multiplicité d'interprétations possibles fait d'ailleurs sa force: temporalité éclatée, insensée, de la vie humaine par opposition à la perfection d'une éternité à l'instant évoquée, retour à la poussière, spectre de la destruction et de la mort -celle-ci rôde dans tout le film-, métaphore machinique de la physiologie des passions...

Avec Les Temps qui changent, Téchiné dépasse le cinéma de personnages et de situations vers la mise en scène d'un monde naturel et social dont les violences et les beautés précèdent celles des individus. Non toutefois que la représentation du monde vale par elle-même, ou qu'il se mette au « cinéma social »: Téchiné ne cesse pas de s'intéresser à l'homme en tant qu'individu; plutôt doit-il considérer que cet extérieur sert de révélateur à la vie de l'âme, que l'on atteint celle-ci plus en profondeur par l'évocation de ce qu'elle voit -sachant que le regard ne saisit pas un monde « objectif »- que par des mots, des attitudes ou des actions.

Comme il en a l'habitude, le réalisateur décrit des destins croisés, construit un nombre assez important de personnages; il n'y a pas qu'Antoine et Cécile. Il est clair néanmoins que la toxicomanie d'une et l'homosexualité d'un autre nous intéressent moins que l'issue des « retrouvailles » entre les anciens amoureux. Cela dit, c'est le parti de Téchiné de ne laisser tomber personne, et de développer des intrigues parallèles à celle qui sert de nerf dramatique. Il s'interdit ainsi la prétention à saisir l'universel ou le paradigmatique, en un type de situation, un type de comportement, au prisme de ces briques élémentaires que sont l'individu ou le couple. Bien plutôt prend-il pour objet un ensemble de relations complexe et ouvert, et laisse sa chance à chacune; il propose de ce fait une vision nécessairement pluraliste des choses. C'est l'humanisme de Téchiné: chacun a ses vices et ses faiblesses, sa liberté et sa dignité.

Les temps changent et les monstres sacrés vieillissent. Mais c'est sans surprise: Deneuve et Depardieu soant excellents. Toutefois, les autres comédiens ne sont pas en reste, notamment le très convaincant Gilbert Melki. Le cinéaste joue un peu avec cette rencontre « trente ans après » entre Cécile et Antoine, car de fait, c'est aussi Deneuve et Depardieu trente ans après, Deneuve à qui il fait dire qu'elle n'aime plus son corps, et brûler une photo où, jeune encore, elle rayonnait aux côtés de Gérard Depardieu – sur le tournage du Dernier Métro? –. Le film de cinéma est toujours rattrapé, surtout lorsqu'il fait appel à des acteurs de grande notoriété, par « le cinéma », institution, univers culturel, histoire. Cette présence, Téchiné la gère avec finesse, ni ne l'ignorant, ni ne s'y complaisant. Surtout, ce discret jeu avec la mémoire cinématographique attachée à nos comédiens n'a pas sa fin en lui-même, mais offre de la manière la plus concrète une confirmation de cette vérité simple et première dont il question tout au long de l'oeuvre: le temps passe.

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