dimanche 25 janvier 2009

Gus Van Sant, GERRY (2002)


Gerry est le film le plus singulier et le plus beau de Gus van Sant. C'est avec beaucoup d'audace qu'il réalise, au sortir de sa « période hollywoodienne », ce long-métrage mutique, contemplatif, presque abstrait. Van Sant s'est déjà frotté à la nature, aux paysages déserts des Etats-Unis, traversés d'une route sans fin (My own private Idaho), cet héritage de la tradition du western et des roadmovies. Jamais pourtant, et moins encore dans les films qui suivent immédiatement Gerry, se repliant dans les structures closes et d'architecture humaine – un manoir (Last Days) ou une ville (Elephant, Paranoïd Park) –, cette nature fut en tant que telle l'objet que la caméra cherchait à saisir. Faire de la nature l'objet de l'oeuvre? La formule est à préciser. D'abord parce qu'évidemment, il y a l'homme dans cette nature, silhouette fragile, vibration vaine dans l'immense ordre cosmique, ensuite et surtout, parce qu'en guise de nature Gerry nous fait voir le désert, ses masses minérales, ses lacs salés, ses dunes: la vie en est absolument exclue. L'homme prend place en une sorte de cadre métaphysique ou cosmologique pur: petit trait d'union entre le ciel et la terre.

Si van Sant utilise désormais ce format à dimension humaine qu'est le 1,37:1, il fallait le scope pour que soit offert au monde un point de vue à sa dimension. Les plans durent souvent plusieurs minutes, fixes comme ce qui nous est donné à voir. Le mouvement n'existe que sous deux formes extrêmes, sans commune mesure: humaine et presque imperceptible (marche interminable des deux « Gerry » dans le désert (Matt Damon et Casey Affleck), oscillation des têtes et des corps, visages souffrants, spasmes...), cosmique et titanesque (vent, course des nuages et du soleil, alternance de la nuit et du jour). Gus van Sant parvient à faire pénétrer le temps dans le plan, utilisant largement à cette fin, comme il en est coutumier, l'accéléré; et l'on voit les nuages glisser sur des crêtes indifférentes ou le soleil se lever comme au premier jour. Ce temps du monde n'est pas celui de la vie humaine, mais la pulsation et l'image mobile de l'éternité. Ce fond inhumain, trop grand pour l'homme, est présent dans tous les films de Gus van Sant: c'est le ciel, auquel il accorde toujours quelques plans. Dans Gerry, ciel et terre tendent à se confondre, à peine distincts par la minuscule présence de l'homme.

A l'aide de cette triade, ce haut, ce bas et son trait médiateur, Van Sant amène son film vers l'abstrait. Il satisfait alors avec génie à deux des plus grandes ambitions du cinéma, que l'on pouvait croire contradictoires: être l'art du réel, capable de saisir et fixer le mouvement véritable des choses, et être un art poétique, avec sa propre matière, flux visuel d'images animées, créateur de sensations se suffisant à elle-même, les images se détachant de ce qu'elles sont censées signifier. Le cinéma, à l'occasion répond aux plus grands espoirs que l'on a pu mettre en lui: « réintégrer l'homme dans l'univers, lui rendre ses rapports réels et permanents avec le temps, l'espace, l'atmosphère, la lumière, la forme et le mouvement », et faire saisir du monde « les déterminations immémoriales, les éternelles destinées, les modulations universelles », (Elie Faure, Fonction du Cinéma).