jeudi 20 octobre 2011

N.Winding Refn, DRIVE (2011)

Fétichisme et intériorité

Il est des hommes qui peinent à se trouver, qui se sentent des aspirations, des profondeurs, mais n'ont ni la force ni les mots pour les exprimer. Ne sachant pénétrer cette intériorité opaque qu'ils se sentent confusément être, ne sachant se dire, ils se cherchent hors d'eux-mêmes, dans le visible, et croient se trouver dans des images et des objets. Ils ont besoin de symboles, signes sensés amener à l'expression cette si obscure identité; lorsque ces symboles sont impersonnels, empruntés, mais investis de tout le mystère d'une prétendue personnalité ce sont des fétiches – tatouages, griffes sur des vêtements. Ce type d'homme, qu'est d'une certaine manière tout adolescent, est une figure de la modernité: c'est le heurt du legs romantique de la profondeur et de l'intériorité avec la marchandise et le spectacle. Cette figure, devenue personnage, est aimée du cinéma; peut-être même est-elle un de ses enfants chéris. Pourquoi?


Outre des raisons historiques évidentes – un art nouveau s'empare de figures nouvelles – il y a à cela des raisons formelles: la polarité, la tension entre l'intériorité et l'image dans laquelle elle prétend se retrouver est esthétiquement adéquate au cinéma. Deux puissances majeures du cinéma, en tant qu'il est un art photographique, justifient notre propos. 1. Sa capacité à conférer aura et mystère à la simple présence d'un corps et d'un visage – ce processus n'est pas de même nature au théâtre où paradoxalement la présence en chair de l'acteur empêche la libre projection du spectateur. Par ailleurs, le lien du cinéma avec un star-system peut renforcer ce pouvoir dans la mesure où le passé de l'acteur est autour de lui comme un halo. 2. Sa capacité de fétichisation: élever des signifiants anodins à la dignité d'un objet lourd de sens, voire à la dignité de l'icône. Cette insistance fascinante de l'image à l'écran est due en partie à la reproductibilité technique du cinéma, à son caractère d'art de masse, qui accompagne le processus capitaliste de spectacularisation des biens. La peinture n'a pas cette puissance sociale et n'élève pas l'anodin avec autant de facilité que la caméra.


Drive use avec efficacité de ces deux puissances. La présence de Ryan Gosling est à chaque fois comme une interrogation, pour lui-même comme pour nous. La lenteur des plans sur son corps et son visage, le ralenti, la musique qui ajoute sa troisième dimension à l'image, tout cela suggère derrière son visage hiératique de mystérieuses profondeurs. A côté de cela, gros plans sur un tableau de bord, des gants de cuir, un scorpion doré sur le blouson, un cure dent entre les lèvres; pauvres signifiants par lesquels le driver cherche à exprimer et fixer son identité. Drive c'est donc la dialectique, triste et pauvre anthropologiquement mais fascinante et riche esthétiquement, entre une intériorité indéterminée et une extériorité surdéterminée.

On comprend le goût du cinéma pour ces demi-héros opaques et mélancoliques, à moitié adolescents, et que leur quête d'identité projette hors d'eux-mêmes sans réconciliation possible: c'est Charles Starkweather, qui se prend pour James Dean dans Badlands, c'est le Motorcycle Boy dans Rusty James. Si le cinéma les aime et les crée, c'est donc parce qu'ils lui sont formellement adéquats – l'individu qui se chercherait par la voie de l'introspection est par excellence une figure littéraire, à laquelle il est difficile de donner une forme cinématographique. Sans doute cette dernière figure a-t-elle d'ailleurs plus de richesse, est-elle plus belle moralement, mais elle est plus rare aussi, et le cinéma est un art populaire.


Revenons à Drive. Sa grande réussite est sa puissance atmosphérique, illustrée admirablement par les dix premières minutes. Le travail sur le temps est sans doute le plus digne de considération. Ce qui frappe, c'est un certain art de la lenteur. Les ralentis, l'étirement non réaliste de l'action dans le temps – belle leçon de cinéma que la séquence de l'ascenseur! –, la lenteur du mouvements des acteurs, les divers métronomes (tic-tac de la montre, ligne rythmique), concourent à une impression de dilatation du temps. La musique new wave, glaciale et mécanique dans sa structure mais réchauffée par ses claviers vient infuser son âme mélancolique dans ces moments de suspension. Nous flottons dans une atmosphère mate et assourdie; d'une certaine manière, dans la ville, on est à l'intérieur: dans la conscience du driver. Le réel n'a pourtant pas disparu; lorsqu'il fait irruption, c'est fulgurant, la bulle éclate, c'est aigu comme un coup de couteau dans le ventre. Le temps dilaté se recontracte comme un élastique qu'on lâche, en la pointe extrême de l'action.

Le coup de feu éclate, le marteau brise les doigts, le talon écrase le visage, le rasoir ouvre les veines, les baguettes percent les yeux. On avait bien vu le générique rose bonbon, série B façon eighties, mais on n'était pas encore tout à fait sûr d'être dans du cinéma de genre. Alors quand le sang recouvre le mur, quand ça hurle, quand ça fait mal, on sent monter ces petits orgasmes qui écartèlent perversement l'âme entre la jouissance sadique, le rire, la crainte et le dégoût. C'est l'outrance pure, c'est l'outrance seule, sans réflexivité, sans cette complicité vulgaire qui consiste à afficher le « second degré » par des clins d'oeil au spectateur.

Le film réussit donc à plaire en employant des codes de genre (film mécanique, film de truand, film d'exploitation), mais ceux-ci formeraient un vêtement trop étroit pour l'ambition de Winding Refn, aussi Drive s'amplifie-t-il dans deux directions. La première, c'est, par le soin pris au travail formel, le choix d'une finalité cinématographique pure qui dépasse le désir de plaire à un public choisi et la soumission aux conventions dans le traitement de l'objet. La seconde c'est d'élever Drive à la tragédie par l'irruption de l'amour sous une forme noble, pudique, mais impossible; mais c'est aussi le dévoilement progressif de certains aspects de l'opaque intériorité du driver qui ajoute à la dimension tragique. Sa réserve, que l'on pouvait prendre d'abord pour de la simplicité et de la douceur se révèle beaucoup plus inquiétante : les événements font remonter du fond de sa personne des forces brutales, presque aveugles, qui donnent à ses actions le caractère d'une sombre fatalité. Le driver n'être plus seulement mystérieux, il est profondément ambigu, et selon le point de vue, une puissance juste ou diabolique. Les jeux de lumière sur les visages ne sont pas alors sans rappeler la tradition expressionniste allemande, qui occupe peut-être, d'autant plus parce qu'il est danois, une place particulière dans la formation de l'imaginaire de Nicolas Winding-Refn.

mardi 11 octobre 2011

V.Donzelli, LA GUERRE EST DECLAREE (2011)

Parce qu'une oeuvre d'art se destine à un public, celui qui la réalise se pose nécessairement la question de ses effets sur celui-ci. Il se demandera par exemple: « comment cet élément de l'oeuvre agira sur le public? » ou « que dois-je faire pour produire telle réaction? ». Chez ceux qui prennent l'art le plus au sérieux, ce problème est cependant subordonné à celui de la valeur intrinsèque de l'oeuvre. Les questions sur ce point sont plutôt: « comment organiser mes éléments pour produire une oeuvre belle et consistante? », « que faire pour donner un sens profond à ma composition, pour qu'elle soit ''vraie''? ». Il appartient bien à la nature d'un livre, d'un retable ou d'un film d'émouvoir, d'édifier, voire de démontrer, ce n'est cependant pas par ces fins là qu'ils reçoivent leurs plus hautes qualités, mais plutôt par le sens qui est visé à travers eux. Un Memling peignant son Jugement dernier, un Eisenstein réalisant Potemkine, jouissent du fait que leurs oeuvres sont des armes de persuasion massives, productrices de mythologies. Cependant, si leurs oeuvres sont grandes c'est d'abord parce qu'ils les ont considéré comme ayant une finalité en elle-même, et qu'avant de se soumettre à des impératifs de communication, ils se sont soumis à des impératifs esthétiques, logiques, idéologiques. Autrement dit, l'artiste au sens fort pense aux qualités internes, à la perfection de son oeuvre, avant de penser à ses effets. Il pense à l'être avant de penser à la perception.


Cette hiérarchisation des priorités est remise en cause « par le haut », si l'on peut dire, dans l'art contemporain – lorsqu'il tend à dissoudre le concept d'oeuvre et se pense comme devant essentiellement faire s'interroger un public, le faire réfléchir sur sa perception –, « par le bas » dans toute production pragmatique, comme la propagande ou la publicité et toute forme de communication – et sans doute arrive-t-il que ce haut et ce bas se confondent.


La guerre est déclaré nous offre un bel exemple de la préoccupation quasi exclusive de l'effet à produire: le public n'a de cesse d'être flatté et séduit. Ce processus de séduction passe d'abord par un constant changement de ton, dont la fonction principale est vraisemblablement de créer de la surprise. On oscille ainsi entre le dialogue naturaliste et les mines les plus théâtrales, entre Vivaldi, le punk et l'électro la plus pointue en passant par la variété yé-yé, entre des séquences illustrant simplement un texte lu en off et des clips musicaux. Cet éclectisme se pense sans doute sous les espèces de l'audace et de l'innovation, il nous paraît surtout informe. Nous autres modernes sommes certes atteints de la passion du nouveau, mais a-t-on si peu d'attention qu'il faille constamment nous surprendre, nous occuper avec des nouveautés, au point de changer deux fois de voix-off? Nous sommes des animaux, et les techniques de la communication reposent sur ce fait. Nous sommes sensibles aux changements, aux stimuli, au rythme, aux voix, aux couleurs, aux lumières... et cet art total et bâtard qu'est le cinéma réunit tout cela! Alors c'est vrai, finalement on ne s'ennuie pas. Donzelli et son monteur possèdent indéniablement une belle maîtrise technique: ils savent frapper nos sens et capter notre attention, mais en vue de quoi?


Il y a un deuxième trait par où La guerre est déclarée trahit son obsession de l'effet. Sa logique quasiment publicitaire conduit donc à une fragmentation du film en petits clips ou spots avec leurs moyens esthétiques propres. Nombre de ceux-ci sont dévolus à l'exposition d'une situation. La recherche de l'efficacité, le désir de plaire immédiatement poussent à une logique de cliché: il faut plaire à la franchouille. Mais pas seulement: un petit « décalage », un beat bien trouvé et le cliché devient « stylé », acceptable par le critique ou l'étudiant branché. Regardez! C'est une soirée parisienne, on se lâche, on s'embrasse tous puis on finit mélancoliques autour d'un gratteux! Regardez! C'est une famille un peu bourgeoise mais sympa avec papy et mamie qui se chamaillent mais qui s'aiment quand même! Regardez ce sont deux supers potes! Si La guerre est déclarée surprend, c'est donc bien seulement en tant que stimulation mécanique superficielle de l'attention et pas par les mouvements profonds qu'il produirait dans l'esprit.


Au demeurant, l'histoire est belle. L'effort du couple pour être dans la joie émeut et la présentation de l'amour comme requérant décision et force de volonté interpelle. La mécanique des passions par où se succèdent l'angoisse, l'abattement, le soulagement, la joie est fort bien mise en scène par Donzelli et offre au film ses plus forts moments: la décompensation festive qui suit l'opération de l'enfant et surtout le très puissant montage parallèle soutenu par le concerto L'Hiver, lorsque Juliette sait son fils malade alors que Roméo ne le sait pas puis l'apprend. C'est donc finalement l'expérience vécue – puisque le film est paraît-il largement autobiographique – qui offre son noyau de vérité à La guerre est déclarée.


Valérie Donzelli a eu le nez pour saisir une sorte d'« air du temps ». Son film, par les signifiants qu'il manipule, par son ton ou sa manière de n'en pas avoir vraiment, s'inscrit parfaitement dans l'environnement esthétique de son époque; tout y est d'aujourd'hui. Ainsi, tout en feignant l'originalité, voire la radicalité (le film est tourné à l'aide d'un appareil photo), il est absolument à la mode. Toute oeuvre notable devant cependant être dans une certaine mesure inactuelle, le succès de La guerre est déclarée paraîtra bientôt excessif.







vendredi 23 septembre 2011

E.Green, LA RELIGIEUSE PORTUGAISE (2009)

« Les passants que je croise sur l'avenue des Champs-Elysées me font l'effet de figures de marbre avançant par ressorts. Mais que leurs yeux rencontrent les miens, aussitôt ces statues marchantes et regardantes deviennent humaines. »

Robert Bresson, Notes sur le cinématographe

Dans La Religieuse portugaise, la personne crève l'écran. La personne, c'est-à-dire un être absolument singulier qui pourtant est d'une certaine façon tous les hommes. Elle nous apparaît par son visage. Les yeux opaques mais perçants, le visage nous regarde et semble nous appeler à notre responsabilité: vas-tu me reconnaître? vas-tu me connaître? vas-tu m'aimer? Masque – persona – indiquant un mystère, il se reflète et se cherche dans notre regard comme nous dans le sien.
Lorsque Eugène Green filme un homme c'est cela qu'il filme. Il semblerait qu'il s'impose une règle qui pourrait s'énoncer ainsi: « si je filme un homme je dois le filmer en tant que personne, dans sa singularité, son mystère, sa dignité – et pour cela il faudra que le spectateur fasse l'expérience de son visage ». C'est à peine s'il y a des figurants, pour faire masse, pour faire boîte de nuit, pour faire ville, pour « faire vrai ». Dans le bus, dans le bar, Green nous impose de regarder tous les visages, de croiser tous les regards, il faut donc que la caméra prenne le temps de capter, plusieurs secondes, ces regards. Ce qui est quasiment un interdit du cinéma, le regard-caméra, Green en fait une règle, à la fois morale et formelle.
On s'approche de l'acteur, la caméra est d'abord de trois-quart, puis elle se positionne en face de lui; il arrive aussi qu'elle le prenne de profil, un profil net, pur, qui découpe le plan. On s'aperçoit alors que de telles prises de profil, si frappantes formellement, on n'en voit quasiment jamais au cinéma. L'autre moyen technique mis à l'oeuvre pour faire saillir ces visages est la faible profondeur de champ. Ce qui est derrière le corps est condamné à être un fond et le visage est par là comme projeté en avant. Avec Grenn, l'humanité n'est pas simplement une chose du monde, elle s'en détache, elle appartient à un autre ordre. Souvent cependant, lorsque l'acteur sort du plan, la mise au point se fait sur ce qui n'était que fond. Quoique d'une autre nature que la réalité humaine, il est digne d'être présenté dans son existence; peut-être même a-t-il quelque chose comme une âme flottant autour des personnages? Celle de Lisbonne, fond de toute l'histoire, c'est le fado qui nous la ferait pressentir.

Enfin, outre la position de la caméra et l'absence de profondeur de champ, le troisième principe que s'impose Green est le hiératisme des visages. Pour que le visage soit visage, et pas grimace, il faut qu'il se méfie de l'expression, il doit être, c'est tout. Imperceptiblement alors naissent des variations; tout à coup on est saisi: on dirait une morte! Ce regard, est-ce de l'amour? Soeur Joana, sourit-elle ou pas? Cette pure présence des visages favorise la projection de sens, en fonction du texte et des situations, elle permet aussi l'émergence de l'inattendu, le petit geste, le frisson qui entre en résonance avec le texte – elle n'empêche pas, enfin, l'acteur de jouer si le jeu est délicat.

Le parti-pris moral d'Eugène Green a pour conséquence un autre trait du film tout d'abord déroutant: la nature des rencontres entre les personnages. Chacune de celles-ci est en effet radicale. Une simple conversation avec un réceptionniste devient un véritable face à face, par lequel ce réceptionniste n'apparaît plus comme tel, mais comme une conscience incarnée – une personne. Toute rencontre apparaît dès lors comme une expérience troublante pour le spectateur et potentiellement décisive pour l'héroïne. Parler avec un autre homme ne peut pas être anecdotique, c'est à chaque fois un engagement. Cette mise en scène de la confrontation des consciences culmine avec le dialogue entre l'héroïne, Julie, et Soeur Joana, face à face d'autant plus troublant que l'altérité semble se renverser en identité, par la magie du verbe et des champs-contrechamps.
Nécessairement, avec le visage, c'est le verbe qui est au coeur du film, toute rencontre étant par excellence un échange de mots. Pour autant, La Religieuse portugaise n'est pas un film bavard: la parole n'y existe que comme authentique dialogue, aussi simple soit-il. La diction particulière du français, neutre et avec toutes ses liaisons, distancie chaque locuteur de ses mots mais unit par là-même dans le verbe, celui-ci n'étant plus la simple expression d'une intériorité, mais l'esprit - on a envie de dire, ici, le Saint-Esprit - le sens, dans lequel tous baignent et par lequel tous peuvent communiquer. L'universel du verbe vient compenser la radicale discontinuité des corps, des visages et des consciences. La musique sans doute joue un rôle analogue: environnement partagé, elle relie. Pourtant il se passe avec elle quelque chose d'étrange: elle semble encore l'occasion d'un face à face. Ainsi, dans le concert de fado, Green utilise la musique quasiment comme un personnage, face auquel il n'y a pas un public mais des consciences. Chacun se retrouve face à elle, et elle parle, différemment, à chacun, comme parlerait un esprit.
Enfin, après le regard et les mots, la rencontre c'est le geste qui relie. Et de fait, les seules véritables actions du film ce sont de tels gestes: se passer un objet, trinquer, se prendre la main, s'embrasser, événements filmés avec la solennité que requiert de graves actions. Pour le reste, tout se passe « à l'intérieur », dans le secret des consciences, et à l'insu peut-être de celles-ci.

Inévitablement, devant La religieuse portugaise, on pense à Bresson, et on est bien certain que ce n'est pas un hasard. On feuillette alors les Notes sur le cinématographe, et voilà qu'on lit: «Que tes fonds (boulevards, places, jardins, publics, métropolitain) n'absorbent pas les visages que tu y appliques» ou «Monter un film, c'est lier les personnes les unes aux autres et aux objets par les regards», ou encore «Modèles mécanisés extérieurement, libres intérieurement. Sur leur visage, rien de voulu.». Ces principes, Eugène Green les a évidemment médités. Il est à notre connaissance le seul à s'inscrire si résolument dans la voie tracée par Bresson, voie étroite par où le cinématographe doit éviter et le théâtre filmé et le naturalisme tout en étant rien moins qu'expérimental au sens commun du mot.

Bien sûr le cinéma, pour être une technique n'est pas qu'une technique, et l'on ne fait pas de film simplement en appliquant des règles, mais qui veut produire une oeuvre consistante doit cependant en suivre. Les parti-pris formels, radicaux, sont ici féconds et ne condamnent jamais le film au simple exercice de style. Eugène Green en joue d'ailleurs le jeu avec bonheur puisqu'il se met en scène quasiment dans son propre rôle – un cinéaste faisant un film sur une religieuse portugaise! Visiblement heureux, il réchauffe le film de sa présence drôle et douce. Conscient de ces principes et de la discipline qu'ils imposent, on se dit, devant la simplicité et la puissance de La Religieuse portugaise, qu'il n'y a pas de beauté sans proportion entre les causes et les effets et que la puissance d'un artiste se mesure à sa capacité à produire un maximum d'effet par un minimum de moyens.

jeudi 15 septembre 2011

T.Malick, TREE OF LIFE, L.V.Trier, MELANCHOLIA (2011)

Cinéma, réalisme et métaphysique

Dans son mémorable article De l'ontologie de l'image photographique, André Bazin affirmait du cinéma qu'il était l'art du réel dans la mesure où seul parmi les arts – avec sa grande sœur la photographie – sa représentation est une trace matérielle du réel, une empreinte de sa lumière et de ses sons. En utilisant Bazin contre lui-même, on peut se demander si l'essence du cinéma n'est pas d'être l'art qui fait réel; qu'il en soit ou non la trace. Dès lors, l'image de synthèse, dans la mesure où elle réussit à faire illusion, peut être absolument cinématographique et non un simple ressort technique épaulant l'art cinématographique proprement dit. Si « faire réel » c'est « faire illusion », le réalisme essentiel du cinéma n'est pas du naturalisme; ce que le cinéma seul peut faire et peut-être doit faire, c'est donner à la perception une matière crédible, consistante, quelque chose à quoi l'œil et l'oreille peuvent croire, fût-ce une chimère. Il est le seul art qui fasse voir, non au sens métaphorique où, comme on l'a mille fois dit, un tableau abstrait ou une symphonie peuvent « faire voir », mais au sens prosaïque où il produit artificiellement des perceptions « réalistes » et acquiert par là la puissance du rêve ou de l'hallucination.
De là la science-fiction, le film catastrophe, et, dans une moindre mesure, le film d'horreur où tant d'œuvres sont encore à faire! De là aussi une puissance métaphysique spécifique du cinéma, de là Tree of Life et Melancholia.
Notre thèse peut sembler paradoxale: comment le cinéma peut-il être métaphysique s'il repose sur l'illusion perceptive; un concept métaphysique (Dieu, l'âme...) ne renvoie-t-il pas par définition à une réalité non sensible? Certes, mais il y a cependant un concept limite, à la charnière du physique et du métaphysique: l'univers. Il est à la fois sensible (quoi que nous percevions c'est lui que nous percevons) et supra-sensible (il nous est définitivement impossible de le percevoir comme tel, dans sa totalité) ; mais il n'est pas supra-sensible dans le sens où Dieu ou l'âme le sont, puisqu'il est matériel, donc potentiellement perceptible et, pour l'imagination, réserve inépuisable de possibilités perceptives.
Par la grâce de l'imagination artiste et les moyens de la technique, le cinéma trouve pour cette raison dans la pensée et la représentation de l'univers un de ses espaces de création privilégiés; mise en scène de l'exploration de l'univers, construction d'univers possibles, représentation de singularités cosmologiques (l'irruption d'un astre errant dans le système solaire et sa collision avec la Terre dans Melancholia), reconstruction historique de l'univers (représentation de sa genèse dans Tree of life)... le cinéma peut même faire entendre la « musique des sphères », le bruit, mélodieux ou effrayant, que font les astres dans leur course (Melancholia), perception impossible et pourtant crédible!
En tant que réservoir de possibles, le concept d'univers stimule l'imagination et le cinéma donne une consistance sensible à ce travail de l'imagination. Or le concept d'univers est un de ceux qui conduit la pensée vers les questions métaphysiques des causes, des fins, du sens, de la totalité. La voie cinématographique par excellence vers le métaphysique est donc la voie cosmologique et, si l'on considère que les plus hautes créations humaines ont un horizon métaphysique, on pourrait parler d'une vocation cosmologique du cinéma.
Cinégénie de presque toute représentation de l'univers, du moindre voyage stellaire dans un médiocre film de science-fiction! De l'illusion, de la puissance visuelle et sonore donc, mais pas non plus la jouissance esthétique pure, à présent techniquement si facile à produire ! Avec le texte sans l'image le cinéma est une littérature pour fainéant; avec la matière sensible sans la pensée pour l'irriguer il est une jouissance esthétique pure, il est seulement fascinant, c'est-à-dire, au sens propre, ce devant quoi on est sidéré (voir les arabesques harmonieuses de Tron, Legacy ou les déflagrations ahurissantes de Sucker Punch) avant d'être abruti. Mais qui sait filmer avec intelligence l'homme dans la nature, dans le cosmos, aura la puissance visuelle et l'esprit, et peut-être même, en récompense, le sublime.

Le cinéma, art du sublime

En effet, si le cinéma a selon nous une vocation cosmologique, c'est parce qu'avec la représentation de l'univers, le jeu entre le sensible et l'intelligible peut mener à une expérience quasiment hors de portée des autres arts sinon la musique: le sentiment du sublime. C'est cette expérience singulière à la fois joyeuse et inquiétante, ce « frisson sacré » que l'on a devant ce qui est trop grand ou trop puissant, sentiment s'accompagnant de l'idée de l'infini. Le sentiment du sublime est provoqué lorsque, par les sens, l'imagination est stimulée de telle manière qu'elle ne puisse jamais faire le tour de son objet, qu'elle soit constamment débordée par celui-ci. Cette expérience de débordement est une voie vers les idées et les problèmes métaphysiques. Kant, auteur de textes définitifs sur cette question pensait que cette expérience ne pouvait avoir lieu que face à la nature (la tempête, les montagnes... et surtout le ciel étoilé). Sans doute n'était-il pas assez mélomane... et il ne connaissait pas le cinéma; le cinéma qui, d'un mouvement de caméra, peut balayer l'espace de l'infiniment grand à l'infiniment petit. La puissance visuelle, le mouvement, le hors-champ qui accompagne le champ comme un halo, la possibilité visuelle et sonore de constituer un monde et, enfin, l'aide de la musique, tout ces moyens font du cinéma un art pouvant, devant viser le sublime.
C'est pourquoi il faut se réjouir de la sortie presque concomitante de Tree of Life et Melancholia. Voilà de l'ambition cinématographique! Dans ces deux films – mais plus et plus radicalement dans le premier que dans le second – on filme l'homme dans la nature et l'univers: des séquences « cosmologiques » non narratives ponctuent le drame humain et entrent en résonance avec lui. Dans Tree of life, l'univers est le tout mystérieux mais semblant cohérent, dans lequel s'inscrit l'humanité. Dans des séquences synthétiques durant plusieurs minutes, on en voit l'histoire, la consistance, la beauté. Dans Melancholia il est plutôt une puissance absurde, une extériorité qui surgit dans la vie des hommes comme événement radical. Ce que l'on voit, ce que l'on entend aussi, c'est le mouvement d'un astre fascinant et menaçant, errant dans l'espace et s'approchant de la Terre, et c'est aussi cette Terre, qui voit changer ses couleurs, ses sons, ses lois physiques mêmes.

Réception de Tree of Life et haine de la métaphysique

Une dernière remarque sur ce point. Si Tree of life a été admiré il a aussi été vivement critiqué. Nul doute qu'il puisse et doive l'être, mais la virulence de certaines attaques interroge. Elles portaient la plupart du temps précisément sur les séquences « cosmiques » qu'on a trouvées « grandiloquentes », « pompeuses » ou « vides ». Certes, que Tree of Life provoque le sentiment du sublime ne se décrète pas et un sentiment est de toute façon une affaire subjective, il nous semble cependant que ces critiques ne pointent pas simplement, en toute neutralité, une faiblesse du film. Nous prétendons donc que Tree of Life vise à provoquer l'expérience du sublime. Si cela échoue, ce peut être déficience de l'œuvre – n'a-t-on pas l'impression parfois qu'il a deux films en un? – mais ce peut être aussi déficience de l'esprit. Des remarques de Kant nous reviennent en tête: « la disposition où l'esprit doit être pour ressentir ce caractère sublime exige qu'il soit ouvert aux idées (...) [ce qui lui] permet de regarder vers l'infini (...). Le jugement sur le caractère sublime exige (...) un certain développement de la culture » (Critique de la faculté de juger, §28). En somme pour ressentir le sublime il faut avoir des dispositions métaphysiques, dispositions accompagnant la formation d'une authentique culture. Expliquons nous. En fait, nous ne voulons pas dire que ne pas aimer Tree of Life implique une absence de culture, position évidemment insoutenable. Si de bons esprits non seulement n'ont pas aimé, mais – et c'est cela qui est intéressant – ont été insupportés, voire ont proprement haï certains aspects du film, ce n'est bien sûr pas qu'ils sont « déficients », c'est qu'ils sont défiants. Défiants envers toute espèce de question métaphysique dans lesquelles ils ne voient que les naïvetés d'une raison romantique, des illusions religieuses ou, pire, des relents catholiques. Que Tree of life ne soit souvent pas compris, cela ne témoigne que d'une inculture humaniste et biblique qui est aujourd'hui largement partagée ; qu'il soit détesté est beaucoup plus significatif et témoigne des succès d'une raison dont le scepticisme est sorti de ses gonds : une raison cynique. Cette raison peut cependant faire d'assez belles choses et, malgré elle, contre elle peut-être, produire même un peu de sublime: c'est Melancholia.

Faiblesse et grandeur de Melancholia

Le rapprochement entre les deux films est d'autant plus intéressant qu'il y a entre eux une opposition philosophique majeure. Tree of life est animé par une pensée philosophique et théologique d'inspiration largement chrétienne (voir là-dessus le bon texte de P.Joncquez sur Causeur.fr), portant la marque du transcendantalisme, cette philosophie romantique américaine qui « panthéise » le christianisme et voit dans la nature les signes du divin. Melancholia s'inscrit en revanche dans un romantisme mélancolique qui s'achève dans le nihilisme: la vie humaine y est sans sens, et sa possible disparition ne doit pas être vécue comme un scandale. Dans les deux films il y a une « fin de l'histoire », une lecture de l'Apocalypse: eschatologie chrétienne dans le premier (Malick a osé filmer le Paradis (!)), destruction définitive dans le second.
Si la force et la cohérence spirituelle de Tree of life frappe, Melancholia nous paraît manquer souvent de pertinence et de tenue intellectuelle, en particulier dans sa première partie. Le geste n'est pas aussi radical qu'il prétend l'être et les ficelles sont souvent grosses. Pendant cette fête de mariage devenant fiasco, la recherche continuelle de la singularité et le désir effréné de provoquer surprise et choc conduisent trop souvent au cliché (la mère de Kirsten Dunst) ou à l'informe (Kirsten Dunst dans la première partie, personnage presque intéressant mais peu crédible). La critique sociale relève des méthodes les plus grossières de la propagande: pour attaquer un système – la société publicitaire du spectacle et de la consommation – on l'incarne en un individu détestable que le plus requin des étudiants d'HEC vomirait. Le goût de l'irrévérence et du décalage – culminant dans la tromperie le jour du mariage – est trop marqué pour être fécond; à force de décaler il n'y a plus rien par rapport à quoi on décale, et le tout tourne à vide. La recherche de l'effet de sens éclipse le sens. On dira peut-être que précisément c'est le vide que von Trier entend filmer – vide qui justifie d'ailleurs la mort de l'humanité dans la deuxième partie – ; on dira que le non-sens dans l'œuvre n'est que le reflet du non-sens du réel, existentiel ou social. Ce sont des sophismes. Ils permettent de convertir l'absence de choix en suprême maîtrise, mais ils sont vaniteux et éculés.
Mais par bonheur, Melancholia ce n'est pas que ça. Outre la puissance esthétique et signifiante des plans fixes d'ouverture, et les inoubliables quinze dernières minutes – merveilleuse idée que ce dérisoire cercle en fil fer qui sert à mesurer l'incommensurable – quelques séquences confinent au vertige et confèrent enfin à Justine une véritable épaisseur. Il y a d'abord la substitution des images dans la bibliothèque. À fin vraisemblablement de distinction sociale des livres ouverts présentent des reproductions de peintures abstraites; dans un accès de fureur, Justine les remplace par une Crucifixion, une Mort d'Ophélie, un Hiver de Brueghel, œuvres inquiétantes, signifiantes, et mélancoliques. Ainsi, c'est la source du désordre, la personnalité quasi schizophrénique et insensée qui exige et injecte du sens, révoltée devant une quotidienneté écoeurante. Le dialogue établi par von Trier avec la tradition est remarquable, jusque dans le kitsch. De la référence discrète (à la Melancholia de Cranach ou aux cavaliers de l'Apocalypse) à la réinterprétation évidente (Mort d'Ophélie de Millais) l'art de la citation est exemplaire et donne épaisseur et aura aux images en leur conférant la gravité et le caractère vénérable de ce qui a toujours été pensé.


Il y a ensuite l'effondrement psychique de Justine: après la manie, la mélancolie. Vivante biologiquement mais brisée spirituellement, elle fait l'expérience de la mort dans la vie. Les tremblements de la caméra prennent toute leur valeur devant ce corps mince et massif à la fois: corps devenu une masse sans vie. Soutenue par sa sœur, Justine ne trouve même pas la force de rentrer dans la baignoire; images frappant l'esprit de manière indélébile. Tout ce passage culmine à table, dans une plainte désespérée et bouleversante: ce qui devait être savoureux « a un goût de cendre ». Von Trier saisit l'horreur que recèle le grave trouble psychique, ce que la dépression à en commun avec la mort, et il en saisit aussi la part de vérité: surmontant peu à peu sa souffrance Justine en tirera une lucidité supérieure, qui la rendra plus forte que sa sœur aux pieds sur terre.

Retour à Tree of Life

Lorsque l'on compare les deux films, force est tout de même de constater la supériorité des person-nages de Malick. Ils sont tout simplement plus crédibles, plus réels. Même lorsque Malick dessine un personnage hautement improbable – une sainte – on y croit! La famille incarnée par Jessica Chastaing, Brad Pitt et leurs enfants pourrait être caricaturale (une mère presque archétypale, douce et aimante, à la maison, un père travailleur, boxeur, un peu absent, parfois violent) elle est constamment vraie. Et puis il y a les enfants. Ce que Tree of Life a finalement peut-être de plus grand, c'est sa saisie de l'enfance: le passage par toutes les passions, la rivalité et la fraternité, la tragédie des incompréhensions, la situation de victime absolue et les délices de la cruauté, la haine du père, puis la presque sagesse et les remords. Au cœur de l'odyssée de l'être, c'est l'odyssée de la conscience. La formation du soi se communique mieux que la genèse cosmologique. Qui est resté froid devant l'ambition cosmologique de Malick, qui ne lui a pas su gré d'avoir osé filmé le paradis, qui ne lui pardonne pas ses séquences géométrico-symboliques effectivement trop symboliques – tous les passages avec Sean Penn – devra reconnaître tout de même qu'il nous livre avec Tree of Life l'une des plus belles mise en scène du devenir homme.

samedi 25 juin 2011

R.Ruiz, MYSTERES DE LISBONNE (2010)








"Elevés dans le calme et le retraite et le repos,
On nous jette tout à coup dans le monde;
Cent mille vagues nous baignent,
Tout nous sollicite, bien des choses nous plaisent,
Bien d'autres nous chagrinent, et d'heure en heure,
Un peu troublée, notre âme chancelle."
J.-W. Goethe

Référence explicite aux Mystères de Paris d'Eugène Sue, les Mystères de Lisbonne ont été comparés à une fresque balzacienne. Il est vrai que l'amplitude spatiale et temporelle de l'action, son époque, le nombre et la variété des personnages, la peinture serrée de leur vie, leurs passions et ambitions, leurs « splendeurs et misères », un romanesque foisonnant et assumé au plus haut degré, tout cela a bien un goût de Comédie humaine. Il nous semble cependant que l'oeuvre tient plus du Wilhelm Meister que des Illusions perdues. En effet, outre la référence explicite au grand roman de Goethe (le petit théâtre de João, sorte de médiation entre lui et le monde), la forme et le fond des Mystères justifient le rapprochement.

Si nous suivons, thème romanesque par excellence, les entrées dans le monde d'Angela et de son amant, d'Alberto de Magalhaes, du père Dinis et de João, celles-ci sont toujours subordonnées au problème humaniste de la formation de soi et au problème romantique de l'origine, vécu sur le mode de la nostalgie. Si nous explorons les méandres du monde, c'est d'abord par le désir d'une âme de se trouver elle-même. C'est parce que João est en quête de la vérité de l'intérieur et de l'antérieur qu'il sera amené, et nous avec lui, à une plongée dans l'extériorité multiple et bigarrée du monde. Rappelons-nous de cette pensée de João pendant le cours de physique dispensé à l'orphelinat: alors qu'on lui enseigne les lois de la nature, ce qui l'intéresse n'est que ce qui lui est intérieur. Autrement dit c'est pour une âme qui se cherche et se forme – et vit cela comme une exigence intérieure – que vaut la sortie de soi et l'investissement dans l'extériorité. Que l'âme s'atteigne elle-même par ce détour ne va pas de soi; elle peut errer et même se perdre. Il faut parfois savoir, comme l'ont fait le père da Silva ou le père Dinis revenir en soi pour éviter l'aliénation, chose que João n'a pas réussie. Peut-être s'était-il formé trop exclusivement comme intériorité pour que sa sortie de soi n'échoue pas.

Comment João aurait-il pu être heureux dans l'action? Nourri pendant des années du romanesque des intrigues sentimentales et politiques, de l'héroïsme en amour ou à la guerre, il se découvrait fils des amours et des haines de toutes les forces de l'Europe, de l'Eglise, de la Révolution et de Napoléon, mais de ce fait fils las et mélancolique, écrasé par son passé, arrivant trop tard. Lorsque l'action n'est plus possible, il reste l'aventure de la conscience, celle des hommes sans aventure: en cela, encore, Les Mystères de Lisbonne sont romantiques.

Si nous avons raison, les choix esthétiques des Mystères s'éclairent. La profondeur de champ, les plans-séquences et les décadrages signifient, en même temps que ce qui a lieu, l'âme qui pense ce qui a lieu. Quoi de mieux que le plan séquence et la profondeur de champ pour manifester la continuité d'une conscience qui perçoit, se souvient, imagine? En préférant le plan au montage, Ruiz fait droit, dans l'exposition même de l'objectif, à l'élément subjectif, à la pensée comme expérience vécue et non comme analyse objective. Quant aux délicats et continuels décadrages ils nous paraissent renvoyer aux oscillations de la vie psychique: en dessinant un halo autour des objets perçus, ils évoquent le travail vivant de la pensée. Ainsi, lors de la merveilleuse première apparition du palais où vit séquestrée la mère de João, nous ressentons la pulsation de sa vie intérieure.

Deux autres traits des Mystères sont décisifs: formellement les cadres dans le cadre, narrativement la multiplication des histoires et des narrateurs. Les fenêtres, trous dans les murs et autres portes entrouvertes sont le pendant formel de la multiplication des épisodes et des perspectives sur ces mêmes épisodes. Il s'agit de signifier d'une part que tout est lié, que tout communique et qu'à la limite le destin d'un homme est le reflet de tout l'univers, d'autre part que la compréhension de ce destin implique la multiplication des points de vue. Il faut donc déplier ce qui apparaît d'abord simple, montrer que partout il y a de l'infini dans le fini, qu'« il n'y a rien de stérile dans l'univers », qu'à partir d'un détail (un théâtre de carton, une photographie, un fanion) on plonge dans le monde. De ce point de vue, les Mystères sont baroques: ils dessinent et déplient des volutes et montrent que ce déploiement est infini. Mais cette présence de l'infini ne fait pas éclater la structure du film ni n'empêche son achèvement: il aurait certes pu durer toujours mais il a une vraie fin – de même, la volute ou le geste baroques, virtuellement sans fin, ne sont pourtant pas sans forme. Les Mystères de Lisbonne nous rappellent qu'en art unité et forme ne sont pas des obstacles à la profondeur.

Et que les sceptiques et cyniques se méfiant du métaphysique se rassurent: les Mystères leur offriront les plaisirs du romanesque, si satisfaisants pour l'imagination, ainsi que de puissantes saillies humoristiques, d'autant plus efficaces qu'elles sont distillées avec parcimonie. Leur loufoquerie légèrement surréaliste nous rappelle d'où vient Raoul Ruiz.

jeudi 27 janvier 2011

B.Jacquot, AU FOND DES BOIS (2010)


Le midi de la France en 1869: les forêts sont habitées; la paysannerie donne leur forme aux paysages; à l'orée des bourgs errent encore vagabonds et bandits de grand chemin; les gendarmes sont là déjà, et protègent; les Eglises sont pleines mais apparaît un athéisme militant; le positivisme triomphe en médecine, mais le magnétisme fascine, et bientôt l'hypnose; la folie reste un impensé et effraie la justice. C'est dans ce cadre, fort bien campé, que le cinéaste qui filma Lacan a choisi de faire jouer cette fois le désir et l'inconscient.

Le désir et l'inconscient; encore un film psychanalytique? Oui et non. Oui car il peut être appréhendé au travers d'une telle grille théorique, non car il satisfera d'autres lectures ou du moins – car nous ne sommes en rien tenus de faire d'un film des « lectures » – évoquera d'autres univers conceptuels. D'Au fond des bois on peut affirmer les trois propositions suivantes: c'est une histoire de sorcellerie; c'est l'histoire d'une folie; c'est une histoire de dieux. Magie, psychanalyse, mythologie: trois manières de penser la mort, le désir et le pouvoir.

La sorcellerie, Au fond des bois l'aborde explicitement, au point de flirter à quelques moments avec le film de genre. Sur ce terrain glissant, le film gagne un coefficient d'étrangeté tout en réussissant à éviter le ridicule. Aborder la magie au cinéma c'est l'occasion de fixer la puissance obsédante du mot et du geste: un accent étrange, un patois incantatoire, des rictus inquiétants, des doigts aux étranges mouvements rituels, tout un ensemble de signes équivoques et fascinants. Mais ces signes ne sont-ils pas symptômes plutôt que sorts et formules magiques? Le lien érotique qui lie Joséphine et Timothée n'est-il pas hystérique et hypnotique? N'est-on pas face à l'un de ces cas de psychopathologia sexualis qui fascinent le dix-neuvième siècle, dont l'étude accompagne l'essor de la psychiatrie et donnera bientôt naissance à la psychanalyse? Les abracadabras et les frémissements de doigts deviennent les signifiants autour desquels se cristallise un désir qui prend la forme d'une relation d'amour-haine obsessionnelle et tyrannique.

Que ce soit magie noire ou profondeurs inquiétantes de l'inconscient, la mort et la souffrance accompagnent dès le commencement la relation entre les deux amants; cependant, il y a des lumières. La relation entre Joséphine et Timothée se convertit parfois en véritable amour, sauvage mais débarrassé des scories qu'amène avec lui l'inconscient. A les voir au fond des bois on pense à un amour premier, à des divinités sylvestres, à un Pan ou un Dionysos aimant et aimé de la nymphe qu'il a enlevée. Le surgissement de ce fond mythologique s'impose avec évidence lors de la très étonnante et très réussie rencontre avec le père de Timothée qui dans sa forge bat le fer semblable à un dieu farouche. On se retrouve alors loin d'une histoire de névrose.

Outre cette riche proposition de sens, l'aspect le plus remarquable d'Au fond des bois est certainement le choix, le jeu et la direction des acteurs. Isild le Besco et Nahuel Perez Biscayart ont de vraies gueules, de la chair, et un jeu admirable. On est saisi par sa justesse et sa force. Être ailleurs, être sauvage, être hystérique, être pervers, être fou; il ne faut pas être n'importe qui pour jouer cela – ni d'ailleurs pour filmer l'obscur avec une tel sens du problème, comme en témoigne la dernière partie du film lorsque les rationalités juridiques et médicales s'efforcent de mettre des mots sur le mystère des événements.