mercredi 4 février 2009

M.Powell et E.Pressburger, LE NARCISSE NOIR (1947)


Le Narcisse noir est un des plus beaux de ce que l'on peut appeler des « films-monde », de ces films réalisés avec une volonté de démiurge, volonté non pas de découper et d'organiser les images de notre monde, ni de les imiter, ni seulement même de les rejouer en les idéalisant, mais de créer un univers esthétiquement et significativement plein qui se suffise à lui-même et, le temps de la projection, vive de sa vie autonome. Si Le Narcisse noir suit globalement les canons de la forme classique du cinéma, son esthétique est néanmoins affectée d'un coefficient d'irréalité, d'étrangeté, qui rend délicate la désignation de « classique ». Cela, certes, est peut être vrai de la plupart des très grandes oeuvres dites classiques, dont le génie subvertit les conventions en les suivant; mais indéniablement, Le Narcisse noir frappe par sa beauté toute particulière, au caractère magique. Point révélateur: malgré les possibilités que leur offrait la production, les réalisateurs ont choisi de tourner dans des décors fabriqués, s'offrant par là la possibilité de modeler un univers à leur désir, dont les aléas soient bannis et les éléments à l'exacte mesure de la fonction et du sens qui devront être le leur dans l'oeuvre achevée. Cette volonté de maîtrise totale, partagée naturellement par la plupart des artistes se donne ici les moyens radicaux de son ambition; poussée à ce point, elle rappelle celle d'Hitchcock, l'autre grand réalisateur anglais de l'époque.

Quoique singulière, la grande beauté du Narcisse noir parle clair à l'esprit. Le film raconte en effet une histoire, suit le fil d'un scénario simple mais rigoureux, celle d'une petite communauté de nonnes s'installant dans un ancien « Palais des femmes », harem de quelque Maharadjah, communauté dont l'installation et le développement rencontreront des obstacles insurmontables liés à des tensions internes, à l'incompréhension entre deux mondes, et à la puissance magique des lieux. La puissance spirituelle du film se nourrit d'une question humaine vieille comme la conscience: l'opposition du bien et du mal, déclinée de plusieurs manières: combat entre la sainteté et le péché, fidélité ou non à l'idéal, tension entre deux cultures, deux mondes – ces variations imposant d'ailleurs des mises en question quant à la clarté et la forme de l'opposition, la faisant jouer à différents niveaux et parfois avec ambiguïté; qui par exemple de l'ermite païen, éternel indifférent, et des soeurs de bonne volonté est au plus près de la vérité?
Au delà, ou en deçà de ces tensions morales et métaphysiques, Le Narcisse noir se relève un très grand film sur le désir et le féminin, et Black Narciss est le nom du parfum dont les effluves rappellent aux religieuses une autre vie, passée ou possible. Toujours des éléments viennent troubler la quiétude et la retraite des soeurs, en provenance de l'extérieur: le bel homme, incroyant qui plus est, le jeune dandy, la servante délurée; ou faisant irruption de l'intérieur: la force incoercible du désir et du souvenir. Pendant l'office, Soeur Clodagh jouit littéralement de la réminiscence d'une partie de chasse. Le galop des chevaux résonne en elle comme en toutes, bientôt ou déjà, le martèlement inquiétant des tambours par un Autre mystérieux, peuple incompréhensible. La pulsation d'un monde étranger et souterrain mène la communauté à l'hystérie.

Evidemment, ce n'est pas le sujet qui fait le film, et le plan n'a pas seulement vocation à résoudre ou illustrer un problème philosophique, moral, ou psychologique. Mais c'est bien la signifiance permanente de l'image qui donne son ampleur au Narcisse noir; elle la donne parce que symbolique, elle ne sacrifie pourtant jamais à la beauté; beauté formelle, de composition, mais aussi beauté matérielle, sensuelle, permise par un magnifique travail sur la couleur et la lumière, par l'intérêt porté aux visages, aux étoffes, aux décors. Sensualisme et symbolisme se mêlent avec génie, le spirituel est chair et le sensible est spirituel. De combien de films retient-on autant de plans après une seule vision? La cloche que l'on sonne au bord de l'abîme, le vieil homme fort comme les montagnes qui lui font face, le travelling lors du repas des nonnes, puis le plan d'ensemble en plongée, les volutes de l'habit religieux dans le vent, Kenchi sortant ses griffes et ses plus beaux atours, les visages marqués par le recueillement ou la nostalgie, par l'inquiétude, par le délire et par la possession, un corps devenu diabolique, une forêt dans le brouillard, une auge dont l'eau semble devenue une liqueur d'enfer, l'extraordinaire face à face des deux soeurs, Livre Saint et rouge à lèvres... Chaque plan réunit sens et beauté: un film éblouissant.

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