mardi 30 octobre 2007

Andreï Tarkovski, LE MIROIR (1975)



Un peu plus à chaque film depuis L'enfance d'Ivan, Tarkovski cherchait la voie d'un cinéma véritablement poétique qui pour transmettre sa vérité s'adresse aux sens plutôt qu'à l'intellect. Il n'y a pas, dans la métaphysique de Tarkovski ,de divorce entre le beau et le vrai, et les images dont la beauté émeut doivent aussi être les plus authentiques expressions du réel et donc de ce qui le caractérise par excellence, la temporalité. Objet d'intuition et non d'analyse, la vérité de l'être, sa nature, se dévoile comme temps au point de rencontre de notre âme avec le monde. Ce dévoilement qui par le cinéma prend la forme d'images et de sons, quoi qu'il soit d'une éternelle vérité, ne doit pas prendre une forme abstraite: l'image est une, singulière, contextualisée. Aussi, si Le Miroir a pour objet l'existence, celle-ci ne saurait se donner autrement que comme une existence, en l'occurrence celle d'un russe confronté au temps perdu, voyageant à travers les nappes de passé que lui ouvrent ses affects et sa mémoire. L'histoire personnelle s'amplifie en histoire de la Russie et de l'Occident, de leur rapport à la beauté et à la vérité, au temps et à la mort; sont ainsi convoqués Leonard de Vinci, Purcell, Bach, Pergolese, Rousseau, le christianisme, la guerre, ou la tauromachie.

Avec Le Miroir, Tarkovski largue les quelques amarres qui le liaient encore à la forme classique: notre perception est mise en question comme rarement elle le fut, puisque l'irréversibilité du temps est abolie par la décomposition totale de la narration et un montage interdisant toute tentative de synthèse par l'entendement -il y eut d'ailleurs une vingtaine de montages différents avant que le réalisateur ne soit satisfait. Si l'on excepte Nostalghia, il n'ira d'ailleurs plus jamais aussi loin; encore que dans ce dernier, quoique qu'il s'en défende, un certain symbolisme établit quelques balises pour l'interprétation.

Une certaine idée du cinéma-total est à l'oeuvre dans Le Miroir, oeuvre où l'image cinématographique entre en correspondance avec la musique (grandes oeuvres baroques et compositions d'Artemiev), la poésie (poèmes de et lus par Tarkovski père), les arts picturaux (pages égrenées d'esquisses de Leonard) -malgré une relative absence de la couleur cependant, dont Tarkovski se méfie, considérant qu'elle sature l'image et en bloque l'accès. Mais ce «cinéma-total» ne se construit pas par l'intégration, l'unification des matières artistiques -son, couleur, figure, mots, rythme-, par un objectif de mise en forme totalisant. Le Miroir fonctionne de manière plus flottante, sans chercher la transparence, par chevauchements et résonnances, par la répétition et la confrontation des moyens artistiques au service de l'évocation d'un même mystère. La réussite d'une telle tentative est parfois un peu aléatoire, et dépend fortement de la réceptivité du spectateur, mais elle s'interdit en principe tout artificialisme et dictat de la forme, l'artiste s'inclinant devant la matière singulière qu'il donne à sentir.