jeudi 20 octobre 2011

N.Winding Refn, DRIVE (2011)

Fétichisme et intériorité

Il est des hommes qui peinent à se trouver, qui se sentent des aspirations, des profondeurs, mais n'ont ni la force ni les mots pour les exprimer. Ne sachant pénétrer cette intériorité opaque qu'ils se sentent confusément être, ne sachant se dire, ils se cherchent hors d'eux-mêmes, dans le visible, et croient se trouver dans des images et des objets. Ils ont besoin de symboles, signes sensés amener à l'expression cette si obscure identité; lorsque ces symboles sont impersonnels, empruntés, mais investis de tout le mystère d'une prétendue personnalité ce sont des fétiches – tatouages, griffes sur des vêtements. Ce type d'homme, qu'est d'une certaine manière tout adolescent, est une figure de la modernité: c'est le heurt du legs romantique de la profondeur et de l'intériorité avec la marchandise et le spectacle. Cette figure, devenue personnage, est aimée du cinéma; peut-être même est-elle un de ses enfants chéris. Pourquoi?


Outre des raisons historiques évidentes – un art nouveau s'empare de figures nouvelles – il y a à cela des raisons formelles: la polarité, la tension entre l'intériorité et l'image dans laquelle elle prétend se retrouver est esthétiquement adéquate au cinéma. Deux puissances majeures du cinéma, en tant qu'il est un art photographique, justifient notre propos. 1. Sa capacité à conférer aura et mystère à la simple présence d'un corps et d'un visage – ce processus n'est pas de même nature au théâtre où paradoxalement la présence en chair de l'acteur empêche la libre projection du spectateur. Par ailleurs, le lien du cinéma avec un star-system peut renforcer ce pouvoir dans la mesure où le passé de l'acteur est autour de lui comme un halo. 2. Sa capacité de fétichisation: élever des signifiants anodins à la dignité d'un objet lourd de sens, voire à la dignité de l'icône. Cette insistance fascinante de l'image à l'écran est due en partie à la reproductibilité technique du cinéma, à son caractère d'art de masse, qui accompagne le processus capitaliste de spectacularisation des biens. La peinture n'a pas cette puissance sociale et n'élève pas l'anodin avec autant de facilité que la caméra.


Drive use avec efficacité de ces deux puissances. La présence de Ryan Gosling est à chaque fois comme une interrogation, pour lui-même comme pour nous. La lenteur des plans sur son corps et son visage, le ralenti, la musique qui ajoute sa troisième dimension à l'image, tout cela suggère derrière son visage hiératique de mystérieuses profondeurs. A côté de cela, gros plans sur un tableau de bord, des gants de cuir, un scorpion doré sur le blouson, un cure dent entre les lèvres; pauvres signifiants par lesquels le driver cherche à exprimer et fixer son identité. Drive c'est donc la dialectique, triste et pauvre anthropologiquement mais fascinante et riche esthétiquement, entre une intériorité indéterminée et une extériorité surdéterminée.

On comprend le goût du cinéma pour ces demi-héros opaques et mélancoliques, à moitié adolescents, et que leur quête d'identité projette hors d'eux-mêmes sans réconciliation possible: c'est Charles Starkweather, qui se prend pour James Dean dans Badlands, c'est le Motorcycle Boy dans Rusty James. Si le cinéma les aime et les crée, c'est donc parce qu'ils lui sont formellement adéquats – l'individu qui se chercherait par la voie de l'introspection est par excellence une figure littéraire, à laquelle il est difficile de donner une forme cinématographique. Sans doute cette dernière figure a-t-elle d'ailleurs plus de richesse, est-elle plus belle moralement, mais elle est plus rare aussi, et le cinéma est un art populaire.


Revenons à Drive. Sa grande réussite est sa puissance atmosphérique, illustrée admirablement par les dix premières minutes. Le travail sur le temps est sans doute le plus digne de considération. Ce qui frappe, c'est un certain art de la lenteur. Les ralentis, l'étirement non réaliste de l'action dans le temps – belle leçon de cinéma que la séquence de l'ascenseur! –, la lenteur du mouvements des acteurs, les divers métronomes (tic-tac de la montre, ligne rythmique), concourent à une impression de dilatation du temps. La musique new wave, glaciale et mécanique dans sa structure mais réchauffée par ses claviers vient infuser son âme mélancolique dans ces moments de suspension. Nous flottons dans une atmosphère mate et assourdie; d'une certaine manière, dans la ville, on est à l'intérieur: dans la conscience du driver. Le réel n'a pourtant pas disparu; lorsqu'il fait irruption, c'est fulgurant, la bulle éclate, c'est aigu comme un coup de couteau dans le ventre. Le temps dilaté se recontracte comme un élastique qu'on lâche, en la pointe extrême de l'action.

Le coup de feu éclate, le marteau brise les doigts, le talon écrase le visage, le rasoir ouvre les veines, les baguettes percent les yeux. On avait bien vu le générique rose bonbon, série B façon eighties, mais on n'était pas encore tout à fait sûr d'être dans du cinéma de genre. Alors quand le sang recouvre le mur, quand ça hurle, quand ça fait mal, on sent monter ces petits orgasmes qui écartèlent perversement l'âme entre la jouissance sadique, le rire, la crainte et le dégoût. C'est l'outrance pure, c'est l'outrance seule, sans réflexivité, sans cette complicité vulgaire qui consiste à afficher le « second degré » par des clins d'oeil au spectateur.

Le film réussit donc à plaire en employant des codes de genre (film mécanique, film de truand, film d'exploitation), mais ceux-ci formeraient un vêtement trop étroit pour l'ambition de Winding Refn, aussi Drive s'amplifie-t-il dans deux directions. La première, c'est, par le soin pris au travail formel, le choix d'une finalité cinématographique pure qui dépasse le désir de plaire à un public choisi et la soumission aux conventions dans le traitement de l'objet. La seconde c'est d'élever Drive à la tragédie par l'irruption de l'amour sous une forme noble, pudique, mais impossible; mais c'est aussi le dévoilement progressif de certains aspects de l'opaque intériorité du driver qui ajoute à la dimension tragique. Sa réserve, que l'on pouvait prendre d'abord pour de la simplicité et de la douceur se révèle beaucoup plus inquiétante : les événements font remonter du fond de sa personne des forces brutales, presque aveugles, qui donnent à ses actions le caractère d'une sombre fatalité. Le driver n'être plus seulement mystérieux, il est profondément ambigu, et selon le point de vue, une puissance juste ou diabolique. Les jeux de lumière sur les visages ne sont pas alors sans rappeler la tradition expressionniste allemande, qui occupe peut-être, d'autant plus parce qu'il est danois, une place particulière dans la formation de l'imaginaire de Nicolas Winding-Refn.

mardi 11 octobre 2011

V.Donzelli, LA GUERRE EST DECLAREE (2011)

Parce qu'une oeuvre d'art se destine à un public, celui qui la réalise se pose nécessairement la question de ses effets sur celui-ci. Il se demandera par exemple: « comment cet élément de l'oeuvre agira sur le public? » ou « que dois-je faire pour produire telle réaction? ». Chez ceux qui prennent l'art le plus au sérieux, ce problème est cependant subordonné à celui de la valeur intrinsèque de l'oeuvre. Les questions sur ce point sont plutôt: « comment organiser mes éléments pour produire une oeuvre belle et consistante? », « que faire pour donner un sens profond à ma composition, pour qu'elle soit ''vraie''? ». Il appartient bien à la nature d'un livre, d'un retable ou d'un film d'émouvoir, d'édifier, voire de démontrer, ce n'est cependant pas par ces fins là qu'ils reçoivent leurs plus hautes qualités, mais plutôt par le sens qui est visé à travers eux. Un Memling peignant son Jugement dernier, un Eisenstein réalisant Potemkine, jouissent du fait que leurs oeuvres sont des armes de persuasion massives, productrices de mythologies. Cependant, si leurs oeuvres sont grandes c'est d'abord parce qu'ils les ont considéré comme ayant une finalité en elle-même, et qu'avant de se soumettre à des impératifs de communication, ils se sont soumis à des impératifs esthétiques, logiques, idéologiques. Autrement dit, l'artiste au sens fort pense aux qualités internes, à la perfection de son oeuvre, avant de penser à ses effets. Il pense à l'être avant de penser à la perception.


Cette hiérarchisation des priorités est remise en cause « par le haut », si l'on peut dire, dans l'art contemporain – lorsqu'il tend à dissoudre le concept d'oeuvre et se pense comme devant essentiellement faire s'interroger un public, le faire réfléchir sur sa perception –, « par le bas » dans toute production pragmatique, comme la propagande ou la publicité et toute forme de communication – et sans doute arrive-t-il que ce haut et ce bas se confondent.


La guerre est déclaré nous offre un bel exemple de la préoccupation quasi exclusive de l'effet à produire: le public n'a de cesse d'être flatté et séduit. Ce processus de séduction passe d'abord par un constant changement de ton, dont la fonction principale est vraisemblablement de créer de la surprise. On oscille ainsi entre le dialogue naturaliste et les mines les plus théâtrales, entre Vivaldi, le punk et l'électro la plus pointue en passant par la variété yé-yé, entre des séquences illustrant simplement un texte lu en off et des clips musicaux. Cet éclectisme se pense sans doute sous les espèces de l'audace et de l'innovation, il nous paraît surtout informe. Nous autres modernes sommes certes atteints de la passion du nouveau, mais a-t-on si peu d'attention qu'il faille constamment nous surprendre, nous occuper avec des nouveautés, au point de changer deux fois de voix-off? Nous sommes des animaux, et les techniques de la communication reposent sur ce fait. Nous sommes sensibles aux changements, aux stimuli, au rythme, aux voix, aux couleurs, aux lumières... et cet art total et bâtard qu'est le cinéma réunit tout cela! Alors c'est vrai, finalement on ne s'ennuie pas. Donzelli et son monteur possèdent indéniablement une belle maîtrise technique: ils savent frapper nos sens et capter notre attention, mais en vue de quoi?


Il y a un deuxième trait par où La guerre est déclarée trahit son obsession de l'effet. Sa logique quasiment publicitaire conduit donc à une fragmentation du film en petits clips ou spots avec leurs moyens esthétiques propres. Nombre de ceux-ci sont dévolus à l'exposition d'une situation. La recherche de l'efficacité, le désir de plaire immédiatement poussent à une logique de cliché: il faut plaire à la franchouille. Mais pas seulement: un petit « décalage », un beat bien trouvé et le cliché devient « stylé », acceptable par le critique ou l'étudiant branché. Regardez! C'est une soirée parisienne, on se lâche, on s'embrasse tous puis on finit mélancoliques autour d'un gratteux! Regardez! C'est une famille un peu bourgeoise mais sympa avec papy et mamie qui se chamaillent mais qui s'aiment quand même! Regardez ce sont deux supers potes! Si La guerre est déclarée surprend, c'est donc bien seulement en tant que stimulation mécanique superficielle de l'attention et pas par les mouvements profonds qu'il produirait dans l'esprit.


Au demeurant, l'histoire est belle. L'effort du couple pour être dans la joie émeut et la présentation de l'amour comme requérant décision et force de volonté interpelle. La mécanique des passions par où se succèdent l'angoisse, l'abattement, le soulagement, la joie est fort bien mise en scène par Donzelli et offre au film ses plus forts moments: la décompensation festive qui suit l'opération de l'enfant et surtout le très puissant montage parallèle soutenu par le concerto L'Hiver, lorsque Juliette sait son fils malade alors que Roméo ne le sait pas puis l'apprend. C'est donc finalement l'expérience vécue – puisque le film est paraît-il largement autobiographique – qui offre son noyau de vérité à La guerre est déclarée.


Valérie Donzelli a eu le nez pour saisir une sorte d'« air du temps ». Son film, par les signifiants qu'il manipule, par son ton ou sa manière de n'en pas avoir vraiment, s'inscrit parfaitement dans l'environnement esthétique de son époque; tout y est d'aujourd'hui. Ainsi, tout en feignant l'originalité, voire la radicalité (le film est tourné à l'aide d'un appareil photo), il est absolument à la mode. Toute oeuvre notable devant cependant être dans une certaine mesure inactuelle, le succès de La guerre est déclarée paraîtra bientôt excessif.