jeudi 27 janvier 2011

B.Jacquot, AU FOND DES BOIS (2010)


Le midi de la France en 1869: les forêts sont habitées; la paysannerie donne leur forme aux paysages; à l'orée des bourgs errent encore vagabonds et bandits de grand chemin; les gendarmes sont là déjà, et protègent; les Eglises sont pleines mais apparaît un athéisme militant; le positivisme triomphe en médecine, mais le magnétisme fascine, et bientôt l'hypnose; la folie reste un impensé et effraie la justice. C'est dans ce cadre, fort bien campé, que le cinéaste qui filma Lacan a choisi de faire jouer cette fois le désir et l'inconscient.

Le désir et l'inconscient; encore un film psychanalytique? Oui et non. Oui car il peut être appréhendé au travers d'une telle grille théorique, non car il satisfera d'autres lectures ou du moins – car nous ne sommes en rien tenus de faire d'un film des « lectures » – évoquera d'autres univers conceptuels. D'Au fond des bois on peut affirmer les trois propositions suivantes: c'est une histoire de sorcellerie; c'est l'histoire d'une folie; c'est une histoire de dieux. Magie, psychanalyse, mythologie: trois manières de penser la mort, le désir et le pouvoir.

La sorcellerie, Au fond des bois l'aborde explicitement, au point de flirter à quelques moments avec le film de genre. Sur ce terrain glissant, le film gagne un coefficient d'étrangeté tout en réussissant à éviter le ridicule. Aborder la magie au cinéma c'est l'occasion de fixer la puissance obsédante du mot et du geste: un accent étrange, un patois incantatoire, des rictus inquiétants, des doigts aux étranges mouvements rituels, tout un ensemble de signes équivoques et fascinants. Mais ces signes ne sont-ils pas symptômes plutôt que sorts et formules magiques? Le lien érotique qui lie Joséphine et Timothée n'est-il pas hystérique et hypnotique? N'est-on pas face à l'un de ces cas de psychopathologia sexualis qui fascinent le dix-neuvième siècle, dont l'étude accompagne l'essor de la psychiatrie et donnera bientôt naissance à la psychanalyse? Les abracadabras et les frémissements de doigts deviennent les signifiants autour desquels se cristallise un désir qui prend la forme d'une relation d'amour-haine obsessionnelle et tyrannique.

Que ce soit magie noire ou profondeurs inquiétantes de l'inconscient, la mort et la souffrance accompagnent dès le commencement la relation entre les deux amants; cependant, il y a des lumières. La relation entre Joséphine et Timothée se convertit parfois en véritable amour, sauvage mais débarrassé des scories qu'amène avec lui l'inconscient. A les voir au fond des bois on pense à un amour premier, à des divinités sylvestres, à un Pan ou un Dionysos aimant et aimé de la nymphe qu'il a enlevée. Le surgissement de ce fond mythologique s'impose avec évidence lors de la très étonnante et très réussie rencontre avec le père de Timothée qui dans sa forge bat le fer semblable à un dieu farouche. On se retrouve alors loin d'une histoire de névrose.

Outre cette riche proposition de sens, l'aspect le plus remarquable d'Au fond des bois est certainement le choix, le jeu et la direction des acteurs. Isild le Besco et Nahuel Perez Biscayart ont de vraies gueules, de la chair, et un jeu admirable. On est saisi par sa justesse et sa force. Être ailleurs, être sauvage, être hystérique, être pervers, être fou; il ne faut pas être n'importe qui pour jouer cela – ni d'ailleurs pour filmer l'obscur avec une tel sens du problème, comme en témoigne la dernière partie du film lorsque les rationalités juridiques et médicales s'efforcent de mettre des mots sur le mystère des événements.