jeudi 20 décembre 2012

S. George, LES ÉCLATS / L'IMPOSSIBLE (2011/2009)


Depuis plusieurs années, en marge des circuits de distribution, Sylvain George s'essaie à un cinéma documentaire politique, dont le militantisme ne transige pas avec les exigences et l'ambition proprement cinématographiques. Dans Les Éclats (2011) et une bonne partie de L'impossible (2009), montés à partir d'images recueillies auprès des migrants échoués aux marges de l'Europe, dans la « jungle de Calais », George révèle le réel de ces hommes par la voie d'une esthétique du fragment. Le résultat, au moins en ce qui concerne Les Éclats, premier prix du film documentaire au festival de Turin, est admirable. La suite ici.

H. Milano, LES ROSES NOIRES (2012)


Hélène Milano emmène sa caméra dans les cités de la Seine-Saint-Denis et des Quartiers Nord de Marseille pour faire parler des adolescentes. L'intention est louable et précieuse : laisser la parole plutôt que s'y substituer par un discours. Le film, très conventionnel d'un point de vue formel, vaut plus par ce qui est dit que par ce qui est vu. Et ce qui s'y dit, précisément, est tout à fait passionnant. La suite ici


mercredi 14 novembre 2012

M. Jackson, WITHOUT (2012)

Pour son premier long métrage, Marc Jackson interroge le rapport d'une jeune adulte à l'image et, ce qui est presque le même, au désir, à l'heure de la prolifération de la pornographie et de l'invitation continuelle à la mise en scène de soi. L'idée brillante du réalisateur est de partir d'une situation en apparence étrangère à la logique de l'image : une maison au fond des bois, sans connexion à l'internet, avec pour seul compagnon un homme muet et paralysé - mais voyant. La suite sur Critikat.com

mercredi 24 octobre 2012

C. Bouffartigues, TEMPETE SOUS UN CRANE (2012)

Clara Bouffartigues s'immerge dans un collège de Seine-Saint-Denis pour suivre le travail de deux enseignantes de lettres et d'arts plastiques avec une classe de quatrième. À l'heure où partout l'on parle de « réforme de l'école » et de « grands débats sur l'éducation », la réalisatrice, sans en avoir l'air, s'engage moralement et politiquement, en rappelant ce qui est la mission essentielle et classique de l'école : la transmission.
La suite sur Critikat.com.

mercredi 26 septembre 2012



Chères lectrices, chers lecteurs,

étant désormais rédacteur sur Critikat.com, je ne publierai plus que très rarement sur mon blog que je laisse cependant ouvert. Vous y trouverez les liens vers mes articles sur Critikat. Dès à présent, vous pouvez y lire une version améliorée de mon texte sur Moonrise Kingdom (http://www.critikat.com/Moonrise-Kingdom,6010.html) et la recension critique du livre de Simon Merle, Philo et Super-héros (http://www.critikat.com/Super-heros-et-philo.html).

mardi 19 juin 2012

Wes Anderson, MOONRISE KINGDOM (2012)


Manière de faire un monde

Moonrise Kingdom est l'histoire d'une amour adolescente, entre Sam, un petit scout sans famille, mal-aimé de ses camarades et Suzy, une jeune fille ne trouvant plus sa place entre ses tout petits frères et ses parents. Plus ou moins exclus des milieux dans lesquels ils vivent, et s'échappant finalement du camp scout et de la maison familiale, les deux enfants vont essayer de se construire un monde commun, bien signifié par le soin qu'ils prennent à l'aménagement de leur campement et par la petite tente close en son milieu.


Le petit scout a le goût de l'ordre. Il s'y connaît en inventaire, en aménagement de l'espace, en cartographie ; quelques années de plus et il maîtrisera la botanique et la zoologie, du moins celles qui sont nécessaires à l'organisation de son monde. Moonrise Kingdom est la mise en scène, et la réalisation en acte de cette pulsion de mise en ordre qui tient à la fois du sens esthétique et de l'intellect classificateur, par où le monde est rendu habitable. C'est le même type de rationalité par lequel Sam se rapporte à son environnement et Wes Anderson à son film. Il s'agit toujours de constituer des totalités à partir d'éléments relativement extérieurs les uns aux autres, tout en faisant valoir pour eux-mêmes chacun de ces éléments – au risque d'ailleurs de construire des ensembles parfois un peu artificiels ou par simple accumulation. Les effets de sens et les effets esthétiques du film reposent ainsi essentiellement sur la présentation de multiplicités plus ou moins organisées dans l'espace ou dans le temps, par le travail du montage ou de la composition du plan.


Si cet esprit dans la mise en forme est particulièrement évident dans la composition des plans, avec leurs symétries, emboîtements et découpages géométriques il joue en réalité à tous les niveaux du film. Il en pénètre les détails – l'uniforme de Sam est recouvert de petits insignes, chacun ayant, nous le présumons, leur signification propre – comme il en configure l'ensemble. Ainsi, la séquence d'ouverture de Moonrise Kingdom est-elle la description méthodique et exhaustive d'une maison – celle de Suzy : après un plan fixe sur une petite pièce bien organisée, une succession de travelling permet de répéter le même procédé pour présenter chacun des autres espaces de la maison. La découverte du camp scout se fait de manière semblable : un long travelling accompagne la revue du chef, ce qui nous permet de découvrir un à un les petits scouts occupés chacun à une activité. Lors du premier campement des amoureux, Sam demande avec sérieux à faire l'inventaire des affaires de Suzy. Pendant le générique de fin accompagné de la musique de Desplats, une voix ponctue l'entrée en scène de chacun des instruments en les nommant : violin ! double bass ! Le spectateur est invité à être attentif au détail, aux éléments particuliers, au rôle qu'ils jouent dans le tout mais par là aussi à leur valeur propre. Anderson reprend ici l'esprit du Young Person's Guide to the Orchestra de Britten que les enfants écoutent au début du film. Enfin, on peut ajouter à cette figure de la liste ou de la « quasi-liste », celle de la carte, autre principe d'organisation de la multiplicité qui ponctue régulièrement la narration.


Cette jouissance prise à la liste, à la juxtaposition, à la cartographie, nous paraît reposer in fine sur une certaine métaphysique implicite, une métaphysique qui tendrait à considérer l'univers de manière analytique plutôt que synthétique, d'abord comme une somme d'éléments plutôt que comme un tout. Une telle tournure d'esprit pourrait être le sol sur lequel grandit le goût du détail, le plaisir pris à ramasser des cailloux ou à la collection. Elle n'est peut-être pas sans implication morale dans la mesure où elle incline à reconnaître la dignité des petites choses et à les aimer. Il nous semble que c'est cette vision du monde qui, plus ou moins consciemment, oriente Wes Anderson dans Moonrise Kingdom. Si d'ailleurs c'est un de ces films qui, comme l'on dit parfois, « met de bonne humeur », ou « fait du bien », c'est certes parce que c'est mignon, gentil, parce que les enfants nous sont sympathiques, que c'est amusant et décalé, mais c'est peut-être aussi, à un niveau plus fondamental, parce que le film tend à nous présenter tout ce qui est – et pas seulement les êtres humains – dans une lumière agréable, comme intéressant et esthétique, comme ayant sa place dans l'univers.

D'ailleurs les êtres humains eux-mêmes ne sont-ils pas un peu traités comme des choses ? Nous ne nous trouvons pas face à des personnages « profonds », nous ne pénétrons pas vraiment leurs sentiments et, malgré le résumé des événements qui les ont amenés où ils en sont – et en partie justement parce que c'est un résumé – nos héros sont en quelque sorte « hors-sol ». Nous sommes certes touchés par leur histoire, mais nous restons en même temps un peu extérieurs à elle en tant que fait sentimental et psychique. Ce n'est pas là un défaut, car ce n'est pas l'objet de ce cinéma. L'impression globale d'étrangeté et de décalage ne vient d'ailleurs pas seulement des procédés délibérément comiques et du goût pour le bizarre mais aussi du désir de faire exister de toutes petites choses, des boîtes pour chat, un peigne, une pipe. Ainsi se mêlent intimement fonction comique et signification métaphysique – cela dit, il y a bien sûr des effets purement comiques comme les interventions de l'Oncle Ben en vague Commandant Cousteau. Disons en tout cas que si Anderson s'amuse, il le fait globalement avec sérieux et pas en cabotin. C'est à l'évidence une puissante pulsion créatrice qui œuvre, de l'ordre de celle de l'enfant bâtisseur de cabanes.

Ce mode d'organisation du matériau cinématographique a cependant une sorte de vice originel qui lui interdit d'atteindre à la plus haute puissance du cinéma. Son caractère analytique le détermine à des compositions qui fonctionnent trop par simple juxtaposition et d'où la vie tend à être exclue. Les figures de ce cinéma ne peuvent se déployer de manière immanente, en suivant leur mouvement propre ; elles se voient imposer de l'extérieur des cadres formels et statiques : peu de montage et de profondeur de champ, partout de la discontinuité. Les choses sont certes reconnues dans leur être et leur individualité, aussi modeste soit-ils, mais c'est une individualité sans véritable vie, et d'un caractère essentiellement esthétique que Anderson confère à ses objets, non une individualité organique. C'est comme si, avide de mettre en forme, le réalisateur oubliait qu'il devait se soumettre à la logique et à la vie immanentes à son objet. Il serait toutefois vain de le lui reprocher : Anderson a choisi cette voie, avec ses limites mais aussi sa beauté et sa fécondité propres.

jeudi 7 juin 2012

D. Cronenberg, COSMOPOLIS (2012)


Cosmopolis, la cité-monde ; qui dit monde dit totalité et, au sens fort de cosmos, unité et harmonie. Qu'est-ce qui est monde dans Cosmopolis ? New-York ? Tout n'en voyons que des fragments, tout y est découpé, jamais un plan d'ensemble. Des visages entrevus par une fenêtre, en guise de monument des colonnes tronquées, quelques plans de rues sans signification, un vague terrain de basket comme il pourrait y en avoir dans presque n'importe quelle ville du monde.
Un « capitalisme-monde » ? Il est bien question d'une totalité technico-financière où circule avec fluidité l'argent et l'information et où la logique de la marchandise s'étend à tout ce qui est. Mais c'est une totalité purement accumulative et des solidarités techniques et économiques ne font pas un monde – un univers à la rigueur. Pour qu'il y ait monde il faut de la forme et pas seulement des séries. En fait, si quelque chose ressemble à un monde dans Cosmopolis, c'est l'environnement que se crée le milliardaire Parker, cette limousine dont l'habitacle ergonomique est le cocon où il peut tour à tour régler ses affaires, consulter son médecin ou rencontrer sa maîtresse. C'est, dans une atmosphère ouatée, l'harmonie de l'homme et de la technique : le fauteuil épouse le corps, l'écran obéit au doigt, l'information arrive au cerveau qui en a besoin. C'est cependant un monde pauvre, et un seulement par exclusion ; c'est même au fond qu'un ersatz, une imitation de monde : pas de liens authentiques – les conversations avec l'ami ou l'épouse sont d'une absence d'humanité inquiétante – et, tout simplement, de sens.

Le sens, voilà bien un des enjeux centraux de Cosmopolis. Ça parle, ça parle tout le temps, une heure quarante-cinq de logorrhée verbale ; pour dire quoi ? Pas grand chose précisément : le caractère ininterrompu du propos, le voisinage du grave et de l'insignifiant, les dialogues qui n'en sont pas, empêchent de dégager des unités de sens. On a envie d'être sévère devant ce bavardage grandiloquent dont l'hermétisme est peut-être censé cacher des profondeurs.
Une interprétation plus charitable et très certainement en partie pertinente consiste à penser que ce maelstrom de mots a précisément pour fonction de signifier l'absence de sens. La mise bout à bout de mots ne serait que l'équivalent sur le plan du langage de la circulation purement matérielle de l'argent, des marchandises et de l'information : valeur d'échange sans valeur d'usage, signifiants sans signifiés, technique sans finalité, esprit sans âme. Cosmopolis est la mise en scène du nivellement généralisé, d'un monde horizontal dont les éléments circulent, s'échangent, se branchent les uns aux autres sans jamais rien constituer. L'idée de la convertibilité de l'argent en rats – de la citation du poète Herbert en ouverture, « un rat devint l'unité d'échange », aux rats morts agités par la foule – qui aurait pu être visuellement plus exploitée, signifie bien cette non valeur et cette puissance de prolifération et de glissement dans tous les interstices de la vie. Si l'on y ajoute le long toucher rectal que subit Parker, on retrouve la célèbre série symbolique posée par Freud : argent – excrément (– rats, si l'on y articule l'analyse de L'homme aux rats).


La vanité de cet incessant bavardage serait donc un des ressorts du film et non une de ses faiblesses. Indéniablement cette radicalité a ses effets ; elle provoque une sorte de dégoût, affect qui a plus de qualité que le simple ennui. Toutefois l'ennui est là, surtout dans le dernier tiers du film devant lequel on a une claire impression d'arbitraire. À ce moment du film, le deuil de la cohérence psychologique a certes été fait depuis longtemps – pourquoi pas s'il s'agit de nous montrer un monde sans âme ? – et après tout d'autres cohérences sont possibles : symboliques, analogiques, esthétiques... mais nous les avons pas vues.


Mais finalement, s'il y a une chose à retenir de Cosmopolis, plutôt que ce (non) discours et la vision du monde qu'on en peut dégager, ce sont les singulières réussites de la mise en scène. Il arrive que l'image dégage, assez paradoxalement, à la fois froideur et sensualité. Dans l'intérieur pourtant glacial de la voiture, on se sent finalement assez bien, alors que les bruits du monde s'estompent et que tout baigne dans une lumière diffuse. Et c'est presque une impression de chaleur qu'il nous arrive de ressentir devant les conversations sans aucune émotion entre Parker et sa femme. C'est comme si – je ne parviens pas à l'expliquer autrement – l'absence d'humanité et de sens, le fait que les mots n'aident pas à lire le visible et s'en déconnectent, laissaient vibrer et s'épanouir l'image dans sa pure matérialité. Et cela repose évidemment sur les qualités intrinsèques de l'image, notamment sur la manière de filmer les visages. De légères plongées et contre-plongées et une courte focale contribuent à les faire saillir, à les déformer légèrement et à en souligner le volume, apportant comme une coefficient de monstruosité à ces faces lisses et formatées.

De manière discrète, de vieux intérêts de Cronenberg resurgissent. Si dans nombre de ses films il mettait en scène la tension, l'articulation et parfois l'intime interaction de l'organique et de la technique, ces deux plans ici ne se rencontrent pas. La vie organique se manifeste comme suintement, sécrétion, sueur, odeur, comme un reste impossible à abolir. Cela sent le sexe mais ce n'est pas loin de sentir la mort : c'est en effet plutôt comme symbole d'une putréfaction globale que comme une force créatrice et libératrice que se manifeste la vie dans Cosmopolis. Si la voiture-cocon peut forcément évoquer un refuge utérin, son lent parcours dans les rues de New-York s'apparente plus à celui d'un cercueil dans un corbillard ; n'est-ce pas d'ailleurs en raison de funérailles que la circulation à New-York est si lente ?
La séquence brève et fragmentaire par où ces funérailles – celles d'un rappeur soufi ! – nous sont montrées constituent au reste le moment le plus frappant du film. La foule émue, les derviches tourneurs et le visage de prophète du soufi entouré de fleurs sont la seule présence de grandeur humaine et de sacré. Libre à nous de l'interpréter comme le signe de forces en lutte contre un ordre mortifère ou précisément comme la victoire totale de cet ordre.


Libre à nous... c'est un peu le problème : on ne sait trop ce que veut nous dire Cronenberg. Or, si une œuvre riche est susceptible de diverses interprétations, elle ne l'est pas de toutes les interprétations. Cosmopolis est une œuvre intéressante, parfois presque fascinante, mais qui nous semble un peu ratée. Et malgré – ou à cause – du jeu de l'interprétation qu'elle appelle, il n'est pas certain qu'elle contribue à l'intelligence de l'époque.




samedi 28 avril 2012

E.Glodell, BELLFLOWER (2012)


Coolness et nihilisme

Les premières minutes de Bellflower laissent dubitatif. Il est vite fatigant de regarder de jeunes gens dont la conversation se réduit pour l'essentiel à des provocations vaguement ironiques se soûler à la bière et se complaire dans un bizarre de faible portée, dans le weird diraient-ils – en l'occurrence un concours de manger de grillons. Contenue dans certaines limites la bêtise fait peut-être partie de la santé, mais en faire un objet digne d'être vu, c'est plus discutable – surtout quand l'insignifiance de ce qui est montré autorise à l'avance de filmer à l'arrache, à la façon de lycéens imbibés qui immortaliseraient leur soirée. Peu de mise en scène, des scénettes, des fragments. Pas de fond, pas de forme! C'est justifié, c'est assumé!
On pressent malgré tout qu'il vaut la peine d'attendre. C'est qu'à côté de l'insignifiant il y a la fureur statique de ce plan sur une automobile d'enfer, qui par la grâce d'un ralenti poussé à l'extrême dégage plus de puissance que ne l'eût fait toute mise en scène réaliste de sa vitesse, où la vibration du mobile – et non son déplacement – témoigne de son énergie et de son mouvement ; une réussite esthétique qui suffit déjà à reconnaître le travail et le talent. Il y a aussi, en contrepoint, cette succession ultra rapide de plans sur les pièces hurlantes de cette automobile customisée : pièces du moteur, courroie tendue, échappement crachant des flammes. Ce sont ces images qui viennent à l'esprit de Woodrow, la trentaine, désœuvré, doux en apparence, lorsqu'on lui demande qui il est et ce qu'il fait. Fantasme de mécanique, mécanique du fantasme : le type paumé et gentil rêve, avec son ami tout aussi oisif mais plus cool encore, de vitesse et de puissance, de feu, d'apocalypse et de la voiture qui va avec : une Buick trafiquée comme dans Mad Max, mieux que dans Mad Max.


En somme, des jeunes cool et le travail de leur pulsion de mort ; Evan Glodell nous paraît ici tenir quelque chose. Le désir d'être cool est un leitmotiv de Bellflower. Mais qu'est-ce qu'être cool? Est-ce un style de vie? Il s'agit d'abord d'avoir un certain goût, de s'orienter dans un monde esthétique et signifiant, mais en faisant l'effort d'une appropriation singulière : se faire original à partir de ce qui ne l'est pas – la mode par exemple. Une coolness plus raffinée passe par l'inscription dans un champ esthétique et symbolique particulier, ici celui de la mécanique ou de la cinéphilie. Faire de sa voiture, objet de consommation de masse, la voiture ; s'approprier vraiment Mad Max, quand les autres ne font que s'en divertir : imposer une forme originale de vie à des contenus communs et relativement superficiels. L'importance de l'originalité et la dimension fortement esthétique rapprochent coolness et dandysme. Il s'agirait cependant d'un dandysme relâché, populaire, démocratique, plus soucieux de composer avec autrui – et donc en un sens du contraire du dandysme. Si être cool est une manière de réalisation de soi, elle appartient à l'ère démocratique. Elle se fait à partir de contenus culturels relativement peu exigeants, voire tout à fait communs. La fréquentation privilégiée de la grande littérature ou des beaux-arts, ou le travail scientifique, ne rendent pas cool. C'est qu'il y a, chez celui qui s'y adonne, un sens de la hiérarchie des valeurs, et un certain esprit de sérieux, dont l'absence caractérise au contraire l'homme cool. En ce sens, l'ironie comprise comme capacité de juger de tout au second degré, est peut-être la vertu intellectuelle de l'homme cool. Celui-ci ne saurait croire en quelque chose, ni prendre trop au sérieux le langage. Il est détendu et voit la vie comme un jeu.

Aussi, alors que Woodrow s'est laissé prendre dans les filets de l'amour, au point qu'il en oublie ce qui avait pour lui de la valeur, Aiden lui rappelle à quel point eux et leur voiture sont cools, et s'étonne que Woodrow l'oublie. Suit alors une tirade qui, par les images qui l'accompagne, constitue l'acmé du film. Aiden invite son ami à partir : « We would look so fucking cool. We would go places and park the car in places where we know we'd look cool. Hang out smoking cigarettes, leaning against the car looking cool, and let people look at us! ». Le monologue se poursuit mais prend progressivement une autre tournure : on glisse vers la violence – et les images suivent. Au volant de cette voiture, Woodrow sera pareil à Lord Humongous, la brute tyrannique de Mad Max II, régnant dans le désert. « Dude, you are Lord Humongous! The master of fire! The lord of the wasteland! (...) Nobody fucking tells Lord Humongous what to do. Lord Humongous fights when he wants to fight and fucks when he wants to fuck. Lord Humongous dominates his women and they fuckin' love him for it ». Tout ceci est certes une réponse à la déception amoureuse de Woodrow, qui constitue un nœud du film, mais on peut en faire une lecture plus intéressante. Bellflower nous montre le possible renversement du type cool en tyran, la proximité entre l'absence d'esprit de sérieux et la négation de toute valeur, laissant le champ libre – le désert – à l'immédiateté de la pulsion. C'est qu'au fond être cool c'est une manière de n'être rien. Jouer continuellement ne donne pas d'être, et le vide, comme un trou noir, aspire ce qui l'entoure : « le désert croît, malheur à qui recèle un désert ». Glodell sait, ou pressent, et montre, qu'une civilisation qui aspire à la coolness nourrit de puissantes forces destructrices.



Ainsi, si la mise en scène est assez pauvre, si l'on peut être agacé par certains parti-pris formels – valant sans doute comme brevet de « cinéma indépendant » – et par une certaine tendance au clip musical – la BO est à vendre bien sûr – Bellflower a quelque chose à nous dire, et le travail sur la matière visuelle produit quelques réussites frappantes. Les ruptures de rythme et de qualité de l'image, les variations du grain, les saturations de la lumière ou du son, un certain art de la saleté et du bruit accompagnent l'accroissement des tensions, de la violence, de la confusion entre fantasme et réalité. À d'autres moments le vieillissement artificiel de l'image participe d'une cinéphilie rétro, moins ludique et explicite que celle, par exemple, du Tarantino de Boulevard de la mort, mais plus mystérieusement évocatrice : ainsi de la puissance quasi mythologique de ce plan à contre-jour, rougeâtre, aux couleurs passées, vaguement rayé comme une vieille carte postale, où Woodrow et sa compagne quittent la station service miteuse où ils viennent de troquer leur voiture contre une vieille moto.

Ce caractère très hétérogène – et inégal – de l'image contribue à faire de Bellflower un objet quelque peu bricolé, avec les défauts que cela induit mais aussi des effets inattendus et puissants. Il est évident que Glodell n'a pas réalisé son film en ayant une idée très précise du résultat final et a dû souvent suivre le principe du bricoleur : « ça peut toujours servir ». Il est en cela en accord avec ses personnages qui flânent dans les magasins de pièces d'occasion au cas où ils trouveraient quelque chose pour leur voiture. Cet objet fragmentaire et éclaté trouve une relative unité par la pensée qui l'anime de l'intérieur, moins superficielle qu'il n'y paraît d'abord, et par la vitalité de l'engagement de Glodell qui réalise, monte, scénarise, joue et compose quelques chansons.



mercredi 11 avril 2012

B.Jacquot, LES ADIEUX A LA REINE (2012)


L'histoire sans la faire


Les Adieux à la Reine est un film en costumes dont l'action se tient à Versailles entre le 13 et le 17 juillet 1789. C'est cependant un «film historique» d'une espèce particulière : nous ne sommes pas sur les lieux où l'histoire se fait, nous ne sommes pas devant ses acteurs. Celle-ci est au contraire invisible, incomprise, déniée ; ses effets seront pourtant délétères et définitifs. Jacquot nous propose une peinture de la cour et de la relation entre Marie-Antoinette et sa lectrice, Sidonie Laborde, et des effets de cette histoire invisible – la prise de la Bastille sur ce petit monde. Ainsi, c'est sans la grande politique, mais par la psychologie et une microsociologie de la cour que nous nous retrouvons témoins de l'histoire.

La psychologie des rapports de pouvoir, de rivalité et de désir, le jeu triangulaire entre Marie-Antoinette, sa favorite Gabrielle de Polignac et sa servante amoureuse Sidonie est le cœur du film et ce qui intéresse certainement le plus Benoît Jacquot, ce en quoi aussi il est depuis longtemps passé maître. Mais on trouvera aussi dans Les Adieux à la Reine une fascinante peinture de la cour, microcosme qui n'est pas juste « la société » – au sens où l'on réservait le mot à la « grande société » –, mais une société, avec ses ors et ses entrailles, ses rapports de classe, son économie, la circulation des personnes et des biens, son organisation spatiale, ses quartiers, ceux de la noblesse et ceux des valets, les couloirs lumineux et les escaliers dérobés, les soupentes et les salons.



Pas de société, pas de pouvoir, pas de désir sans signes. La cour en est pleine et Jacquot est à son affaire. On peut schématiquement les répartir en trois catégories : les symboles du pouvoir, les signifiants du désir, les signifiants du réel. Les premiers structurent les rapports hiérarchiques, ils attribuent à chacun sa place à la cour ; ce sont les perruques, les chapeaux, les manteaux d'hermine. Ils sont ordonnés au lys, le signifiant de la monarchie. Dans un magnifique gros plan, un rideau bleu roi fleurdelisée barre littéralement le visage de Sidonie, marque de sa soumission à l'ordre de la cour. Il y a ensuite les signifiants du désir, aliments de l'imaginaire, stations que suivent les fantasmes de Sidonie : les stigmates laissés par les moustiques qui inviteront aux caresses de la reine, le nom de Polignac, favorite et enviée, seul signifiant émergeant d'un discours où rien n'est entendu, ou le cazzo dont ricanent les jeunes filles.


Il y a enfin irruption d'autres signes, équivoques, menaçants. Ce sont les traces du dehors qui arrivent jusqu'aux oreilles de la plus préservée des sociétés, c'est, volés au détour d'une conversation, les mots « Bastille » ou « le Roi a été réveillé cette nuit ». Devant ce qui est suggéré l'attitude de déni ne peut durer longtemps. Même chuchoté le réel s'impose, et l'on entend bientôt – mais il faut le répéter : « le peuple a pris la Bastille ». Bientôt le nom des 283 têtes à couper circule au château.
Le retour du refoulé est dévastateur, c'est l'effondrement d'un ordre symbolique et fantasmatique aux fondements pourris – n'y avait-il déjà dès les premières minutes, en forme de présage, ces cadavres de rats ? – à force d'autarcie. La désagrégation prend toutes les formes possibles : hystérie (la syncope du Marquis de Vaucouleurs), ivrognerie (de l'archiviste Moreau), suicide (de Madame de la Chesnaye), fuite (des Polignac et de bien d'autres). Sidonie qui par la position centrale de sa relation avec la Reine et l'exclusivité de sa passion est comme la métaphore de cette cour refermée sur elle-même, tient cependant bon. Dans l'effritement général, elle est un diamant de volonté et apparaît dans sa fidélité – vertu aristocratique par excellence – comme une des seules âmes nobles du château. Cela est cependant affaire de perspective, car cette fidélité est aussi fanatisme aveugle et son désintérêt absolu pour tout ce qui ne touche pas à sa passion une forme de déni, ce déni qui fait les fous quand le refoulement ne fait que des névrosés. En apparence plus forte que les autres, Sidonie est peut-être plus inquiétante.

Ce film historique dans lequel l'histoire en mouvement est invisible et n'apparaît que par ses effets permet ainsi de penser l'histoire bien mieux que nombre de films historiques de facture classique : par une peinture de la cour qui ne nous la présente pas seulement comme une partie de la société contre une autre mais plutôt comme une société contre – et dans – une autre et surtout en proposant une belle illustration de la thèse selon laquelle le moteur de l'histoire est le « travail du négatif ». Tout cela pourtant en entrant dans Versailles par le frivole. Il y a quelques années, dans Marie-Antoinette, Sofia Coppola a exploité les possibilités esthétiques de la frivolité de la cour, mais celle-ci s'est avérée être un prétexte, d'où elle a tiré un objet pop parfois efficace mais assez peu consistant. Nous avons suffisamment montré au contraire la densité des Adieux à la Reine où le frivole tient la main du tragique – Jacquot retrouve là, au-delà de l'ouvrage de Chantal Thomas dont il s'inspire, la Marie-Antoinette de Stéphane Zweig, une de ces figures dont la grandeur tragique naît de la disproportion monstrueuse entre médiocrité personnelle et énormité des forces du destin.

La reconstitution historique convainc. Sans prétention à une réinterprétation moderne mais sans tomber dans le pittoresque Jacquot construit son univers versaillais avec souplesse. On ne sait trop si Versailles ressemblait à cela, on sait que les choses n'ont pas eu lieu telles qu'elles nous sont présentées, mais là n'est pas la question : pour les choses humaines on tire un enseignement plus riche d'un objet intelligemment (re)construit que de la positivité des faits. Nous croyons à ce que nous voyons et cela suffit.

Le duo formé par Léa Seydoux et Diane Krüger fonctionne fort bien ; n'y est pas pour rien la tension produite par leur type de visage : beauté juvénile, réservée, et presque garçonne de la première, souveraineté faussement froide de la seconde. La qualité des second rôle est frappante, ce qui est toujours signe d'intelligence. Louis XVI incarné par Beauvois et Gabrielle de Polignac (Ledoyen) sont cependant un peu en dessous de Mme Campan (Noémie Lvovsky), Mme Bertin (Anne Benoît) ou l'archiviste Moreau (Michel Robin). La lumière sur la peau de Léa, le bruit des étoffes et le crépitement du feu, lorsque la musique, peut-être un peu trop présente, cesse, confèrent aux Adieux à la Reine de beaux moments de sensualité.

Un mot, pour terminer, de la littérature : c'est le seul domaine où Sidonie ait quelque autorité. Ce sont les mots de Marivaux, Madame de Lafayette ou Rousseau qui la rapprochent de la Reine. La grande culture ne serait-elle, comme le reste, qu'un moyen dans les jeux du pouvoir et de la séduction, un capital symbolique qui assure à Sidonie sa place singulière dans l'ordre de la cour et le cœur de la Reine ? C'est sans doute la fonction à laquelle sa passion l'a réduite... Pourtant, par deux fois, la littérature est sauvée : par l'authenticité de la relation entre Sidonie et le bibliothécaire qui exclut un rapport seulement fonctionnel à la culture et dans cette scène où la parole de Marivaux se mêle et se confond avec celle de la Reine et de sa lectrice au point que l'on ne sait plus qui parle des femmes ou de l'écrivain. L'œuvre alors n'a plus simplement un rôle, elle s'impose dans sa consistance, sa vérité et sa valeur définitive.

dimanche 26 février 2012

T.Kaye, DETACHMENT (2011)

"La véritable difficulté de l'éducation moderne tient au fait (…) qu'il est aujourd'hui extrêmement difficile de s'en tenir à ce minimum de conservation et à cette attitude conservatrice sans laquelle l'éducation est tout simplement impossible"

Hannah Arendt
, La crise de l'éducation

Detachment
est un film que l'on voudrait aimer. On le voudrait parce que l'on partage l'inquiétude et peut-être le désarroi qui ont motivé sa réalisation, le sentiment mélancolique que devient impossible de conserver et transmettre ce qui est digne de l'être ; parce qu'on y décèle, malgré toutes ses faiblesses, un questionnement moral honnête sur la difficulté qu'il y a à agir bien, sans solution de facilité – le détachement n'en est pas une ; et puis surtout pour les magnifiques dernières minutes, où la lecture des premières lignes de La chute de la Maison Usher accompagne des plans de salles de classe vides, jonchées de livres et de papier que les vents éparpillent. Malheureusement, ce sont les seuls plans qui frappent intensément, le seul moment vraiment réussi du film, avec, dans une moindre mesure, la déchirante rupture entre le professeur Henry Barthes et la jeune prostituée qu'il accueille chez lui.

Detachment est en effet constamment outrancier dans ses choix formels comme dans ses situations. Il n'est pas nécessaire de montrer immédiatement et comme étant la norme des élèves qui crachent sur le professeur, l'insultent ou jettent son cartable dès le premier cours, pour convaincre de la difficulté et de la crise de l'enseignement et de la transmission dans les sociétés occidentales contemporaines. Certes cela existe, mais ainsi présenté l'effet est plutôt de faire perdre sa crédibilité à Detachment et lui donner une allure de série B ; et série B pour série B, autant en voir une qui s'assume : un troisième volet de The Substitute par exemple, avec ce prof remplaçant qui bastonne vraiment et combat les gangs au cœur du lycée.
Cette outrance est d'autant plus regrettable que Kaye est clairement renseigné sur les problèmes réels que connaissent les établissements d'enseignement des sociétés libérales post-autoritaires. Qui connaît ces problèmes est frappé de l'exhaustivité presque documentaire, sinon dans la forme du moins dans le fond, avec laquelle ils sont exposés dans Detachment. Ainsi, outre les incivilités – c'est un euphémisme – de tout ordre, est-il fait état de la conversion du regard moral en regard médical (l'enfant qui n'a aucun contrôle sur soi est «hyperactif»), de la pression exercée sur l'institution scolaire par des logiques qui devraient lui être largement extérieures – «logique» affective des parents d'élèves ou logique purement comptable –, et enfin même de la langue de bois politique et de la novlangue pédagogique qui nient les problèmes ou les posent d'une manière qui les rend impossible à résoudre ; tout cela, avec, cerise sur le gâteau, la menace pour le professeur d'être accusé de pédophilie.

Quant au plan esthétique, il n'y a pas moins de quatre niveaux formels parallèles : le principal, de facture classiquement quelconque, encore qu'il soit parasité par quelques zooms malvenus et des tremblements inutiles ; celui avec filtre rouge, et plans flous et fragmentaires, les images de l'inconscient ou des souvenirs d'enfance ; les plans fixes sur Adrian Brody, devenu barbu, «détaché», et délivrant des réflexions plus ou moins claires ; et enfin les dessins qui viennent ponctuer le tout. Pourquoi pas les dessins, ce peut être intéressant ! Mais au total, le croisement de ces quatre séries est inutilement complexe et mal maîtrisé.
Plus la matière est diverse plus sa mise en forme est nécessaire et difficile. C'est une loi valable pour toutes les créations artistiques. Les maîtres en ont toujours une conscience aiguë : Truffaut, qui s'en sortait pourtant plutôt bien, était angoissé par la couleur.

Il faut préciser que ce principe - cela ne concerne plus notre présent objet - selon lequel la mise en forme et donc l'unité esthétique est d'autant plus difficile à atteindre que la matière est diverse, doit être accompagné d'un corollaire que l'on peut à peu près énoncer comme suit : la diminution de la diversité matérielle facilite sa mise en forme jusqu'à un certain seuil à partir duquel la difficulté de celle-ci croît à nouveau. Sans doute cela est-il particulièrement vrai pour le cinéma qui, par le réalisme photographique que lui imposent ses moyens techniques, tend pour ainsi dire a priori à se donner une ample matière, dont l'épuration est affaire de grand art.


lundi 20 février 2012

T.Alfredson, LA TAUPE (Tinker, Taylor, Soldier, Spy) (2011)

Si les Cahiers du cinéma s'emballent parfois à l'excès, on peut généralement s'y fier pour savoir les films qu'il est inutile de voir. Quoique prévenu par de multiples expériences de la fiabilité nulle des superlatifs recouvrant les affiches de cinéma dans le métro parisien, et pourtant renseigné sur l'avis négatif des Cahiers, j'ai voulu voir La Taupe. Ses réussites relatives (l'ouverture à Budapest, la séquence aux archives, l'hymne soviétique au bal du MI5, l'étonnant usage de La Mer à la fin du film, et, globalement, la qualité esthétique de la reconstitution historique) ne dissipent qu'à peine les brumes de l'ennui.

Un défaut est très rapidement rédhibitoire : on n'y comprend rien. « Oui c'est compliqué, objectera-t-on, mais à la fin tous les fils se nouent ! » A quoi l'on répondra qu'il nous semble qu'ils se nouent mal ou que, se noueraient-ils bien, cela ne nous intéresse alors malheureusement plus. Certes, en art, nous nous fichons de tout comprendre, nous pouvons bien volontiers accepter des invraisemblances – combien peut-on en pardonner à Hitchcock ! – et même presque abandonner, devant un certain cinéma, l'exigence de la compréhension. Mais lorsqu'un film repose sur la construction d'une intrigue en puzzle, c'est bien le moins d'attendre qu'il soit solide sur ce plan là. Peut-être les pièces de La Taupe trouvent-elles toutes leur place, reste qu'Alfredson ne parvient pas à nous intéresser à leur emboîtement. Nous disions : « on n'y comprend rien » ; mais en réalité c'est plus grave : on n'a pas envie de comprendre. Le principe d'une intrigue est d'articuler et de mettre en tension le connu – ou l'illusion du connu – avec l'inconnu. Le dénouement n'a d'efficace que s'il est détente, réduction de tension ; or il n'y a pas de tension dans La Taupe : soit les éléments amenés à notre connaissance n'entretiennent entre eux que des liens trop lâches, prenant place dans des intrigues indépendantes elles-mêmes peu captivantes, soit, lorsque les liens se font, ils se font trop tard et de manière artificielle.
Ainsi a-t-on le sentiment de se trouver devant une œuvre dont l'organisation aurait pu être tout autre, dont les éléments se juxtaposent aléatoirement. Il n'y a d'ailleurs, et c'est révélateur, quasiment aucune action véritable. C'est qu'il faut pour cela un contexte, un minimum de continuité narrative, assuré par une succession cohérente de plans. Or rares sont les séquences qui comprennent plus d'une quinzaine de plans sans être interrompues par une reprise de conversation, un regard dans le vague, une bouffée de cigarette, etc. Ne nous y trompons pas : tout cela est une manière d'éviter la difficulté de l'articulation entre mise en scène et découpage. L'usage abondant de la voix-off va dès lors de soi : elle prend la place de l'action qu'il ne nous a pas été donné de voir.

La faiblesse formelle ne s'arrête pas là. Au bout d'une vingtaine de minutes, on a déjà repéré une manie dans la mise en scène : 1. plan large, extérieur, cadre dans le cadre ; un ou deux hommes derrière une surface légèrement opaque (rideau, store, vitre sale, vitre colorée, pare-brise...) ; 2. travelling avant, on rentre dans le cadre dessiné par la fenêtre, la porte, etc. ; 3. plan d'ensemble en intérieur : poussière, fumée ; des hommes pensifs sur chaises ou canapés. Ce truc ne se répète pas quatre ou cinq fois, mais quinze, vingt fois ! Ajoutons à cela un deuxième tic : strier le plan de lignes horizontales et verticales (carreaux de fenêtre, marches d'escalier, barreaux de rampe, découpage du plan par meubles, montants de porte, colonnes, etc.). Le problème n'est pas tant que la mise en scène manque d'inventivité, mais qu'elle feigne d'en avoir et s'expose à ce point indiscrètement et maladroitement. A moins de s'appeler Welles ou Kubrick, ou d'être clairement dans une perspective expérimentale, la qualité de la mise en scène implique sa discrétion. Par ailleurs il ne s'agit pas de reprocher au réalisateur la volonté que son film soit traversé et rythmé par des motifs formel ; mais alors que cela ait un sens ! Que l'élément esthétique résonne avec ce qui a lieu, ce qui est dit, ce qui est appris ! Que le choix formel soit à-propos !

Inévitablement, les faiblesses formelles et scénaristiques se renforcent mutuellement : parce que le scénario échoue à créer de la tension, la mise en scène sensée la représenter paraît de trop ; parce que les trucs de mises en scène deviennent la norme, celle-ci perd tout moyen de mettre en avant tel ou tel moment de la narration. Alfredson voudrait que chaque rencontre, chaque conversation, soit également décisive – et de ce fait aucune ne l'est. Il voudrait que chaque plan soit marquant, il s'en suit qu'aucun ne l'est. C'est pourtant clair : si tout se vaut, rien ne vaut.

Peut-être manqué-je un peu d'indulgence. Mais quelle fatigue d'entendre et de lire quotidiennement les dithyrambes d'œuvres médiocres !



mercredi 11 janvier 2012

Steve McQueen, SHAME (2011)

Même au désert, Saint Antoine est assailli par les démons. Qu'en serait-il à Rome ? La vie dans les grandes villes et plus généralement dans les conditions de vie de la civilisation technique, soumet les sens à des excitations multiples et toujours renouvelées. Le citadin moderne est constamment appelé hors de lui-même, est constamment séduit. Le défilé continuel de partenaires sexuels potentiels – serait-ce en effigie, via la publicité et la pornographie –, dans des sociétés où par ailleurs le commerce des corps est – se veut – libre, est évidemment de toutes les formes de séductions l'une des plus efficiente, tant sont puissantes les énergies dont elle appelle le déploiement. Si l'on tient pour animales ces énergies – non certes les perversions qui s'étayent sur celles-ci – on pourra affirmer que la technicisation de la vie humaine, ici sous les espèces de l'urbanisation et de la spectacularisation, peut très bien aller de pair avec son animalisation. C'est à ce fait civilisationnel que Steve McQueen tente de se confronter et, ainsi que l'indique a priori le titre, à certains de ses enjeux moraux. Une heure trente durant, on assiste ainsi à la triste oscillation de David, un jeune cadre new-yorkais, entre ennui et excitation sexuelle, le vide de son existence étant artificiellement comblé à toute force par la branlette, la prostitution, la rencontre d'un soir. Le projet est sociologiquement – et même « civilisationnellement » – pertinent, son actualité est évidente, ses enjeux moraux sont profonds; cela explique peut-être – outre les espoirs investis dans le travail de Steve McQueen après le précédent intéressant de Hunger – la surestimation de Shame dont une part de la critique à fait preuve.

Deux séquences sont au demeurant redoutablement efficaces. L'ouverture d'abord, qui présente en montage parallèle un jeu de séduction dans le métro entre Brandon et une jeune femme, et des bribes de son quotidien de sex addict - on comprend quel est l'homme qui regarde avec tant d'insistance le visage de la jolie rousse. Il a réussi à accrocher son regard, ne le lâche pas. Il pénètre la femme des yeux, « [il] reconstrui[t] le corps, brûlé de belles fièvres ». Elle résiste peu, joue le jeu, jouit du jeu. De tous les visages de femme qu'il nous sera donné de voir, le sien, par le seul jeu du fantasme, est le plus épanoui. Celui de Michael Fassbender, un peu lisse, s'élève aussi, par la puissance que lui confère l'évidence de son désir. Malgré la charge sexuelle de ce face à face, ce sont bien à des visages que nous avons affaire : McQueen parvient ici à penser cinématographiquement l'une des formes de la rencontre et de la confrontation entre deux consciences, non le duel, non l'amour, mais la rencontre de l'autre comme objet de jouissance. La puissance des regards en témoigne : c'est bien aussi comme conscience que l'autre est désiré, cette conscience fût-elle invitée à céder devant le désir.
La musique joue ici un rôle décisif. Minimale mais puissante et profonde, évoquant presque de l'orgue en sa majesté, elle soutient et intensifie la dimension métaphysique et mystérieuse du face à face : expérience des puissances du fantasme et plus radicalement expérience du possible et de l'altérité irréductible et pourtant presque dépassée.

La seconde séquence notable précède de peu la fin du film. Elle met en scène un autre mystère, celui de la débauche totale; non le libertinage, maîtrisé, ludique et policé mais, selon l'heureuse expression baudelairienne, l'« attirance pour le gouffre », auquel la sexualité offre un espace privilégié. Sans qu'il soit besoin de recourir explicitement aux formes pittoresques du sadisme et du masochisme on assiste à la soumission totale de Brandon à la pulsion de mort, à la plongée jouissive dans la vulgarité et la provocation (« j'ai envie de baiser la petite chatte de ta copine ») et la baise maniaque, dans les sous-sols d'une boîte gay ou par le triolisme hard. Les corps deviennent des fragments, des bouts, de la merde, sans toutefois que nous soit donné à voir le fragment maître du porno, celui qui métonymise les autres, le sexe du mâle – la distance avec le cinéma pornographique est ainsi maintenue et avec elle l'excitation du désir du spectateur qui signerait l'échec du projet artistique. Dans la mécanique aveugle du sexe pur, le visage de David s'enlaidit, vieillit, à croire qu'il va mourir.
Le même thème musical soutient la mise en scène de cette nouvelle expérience et, comme dans la séquence que nous avons commenté plus haut, il joue un rôle majeur. C'est l'occasion de se rappeler la force et l'ambiguïté de la musique comme moyen cinématographique: la plasticité signifiante qu'elle possède plus que tout autre art, sa puissance de production d'un sens flottant, lui permet ainsi de soutenir avec efficacité la mise en scène d'expériences existentielles de nature différente. Dans les deux cas elle élève et approfondit les images, rappelle au spectateur les mystères auxquels ces dernières renvoient.
La proximité du sexe et de la mort est une vieille lune, encore faut-il parvenir à la mettre en scène. Dans cette presque ultime séquence le réalisateur y réussit. Dès lors, il nous paraît inutile que celle-ci soit soulignée si crûment par la découverte par David, de retour de ses débauches nocturnes, du corps suicidé de sa sœur, abominablement ensanglanté sur un carrelage blanc. Il y a ici outrance et peut-être immoralité, car l'effet est facile et non nécessaire. C'est l'artiste qui est pervers et non plus son personnage.

Ces deux passages mis à part, Shame déçoit et ennuie. Brandon et plus encore sa sœur Sissy manquent d'épaisseur, et leur rapports compliqués, fait d'incommunicabilité et d'ambiguïté incestueuse, ne convainquent pas. Quant aux second rôles, ils sont tout à fait insignifiants. Aussi, si l'on voit à peu près où le réalisateur veut en venir, le projet échoue à prendre chair et reste finalement assez théorique. Les enjeux moraux et même existentiels, puissamment signifiés dans les deux séquences qui nous ont arrêté, peinent pour le reste à s'incarner. Il est certes difficile de donner corps à des individus presque sans substance, dont l'existence est essentiellement circulation routinière dans un monde horizontal – la verticalité de New-York n'est que de géométrie –, sur la toile ou dans des lofts et open spaces vides et froids. Cette incarnation est cependant ce que l'on attend de l'art, à moins d'en appeler au sophisme qui dirait que le spectateur doit s'ennuyer si les personnages s'ennuient.