vendredi 11 septembre 2009

Peter Weir, PICNIC AT HANGING ROCK (1975)


Après deux plans sur un massif brumeux et inquiétant, les couleurs chaudes d'une prairie de graminées ouvrent la séquence où se dévoile l'intimité gracieuse des jeunes filles d'Appleyard College. Après la rumeur sourde qui accompagne la vue des rocs s'élève le chant des oiseaux et la mélodie claire d'une flûte; une voix humaine, féminine, fait transition, comme en suspens entre deux aspects de l'existence.

La première séquence à l'Appleyard College est merveilleuse de grâce. Weir brosse en tableaux délicats le loisir des jeunes femmes: conversations malicieuses, lectures à voix haute, toilette, rêveries. C'est avec un plaisir évident, et sans doute quelques suées, que Peter Weir filme ces délicates créatures sortant de l'adolescence. Quelques suées parce que celles-ci paraissent trop innocentes et pures pour que l'oeil de la caméra ne soit pas pervers – et le spectateur avisé n'aura pas de mal à apercevoir les gouttes d'eau qui perlent sur le visage de Miranda, moins encore à saisir en les petits à-coups et craquements de la très érotique scène de la mise des corsets la préfiguration de la défloration à venir. Derrière une beauté de surface et d'artifice affleure déjà un réel plus brutal et primitif. D'ailleurs, la flûte qui accompagne ces images est de Pan, ami de Dionysos et ityphallique coureur de nymphes.

Ce réel, le sexe derrière l'amour, la mort derrière la vie, les jeunes femmes ne le saisissent pas, ou seulement sous les formes métaphoriques de la poésie, acceptables car travesties. Le spectateur, lui, est en position de connaissance: d'abord, au minimum, parce qu'il sait que ces femmes sont ou seront des objets de désir, ensuite parce que l'économie narrative du film lui a déjà appris, par le biais du plan-texte qui ouvre l'oeuvre, que certaines d'entre elles disparaîtront, lors d'une excursion, « sans laisser de trace ». Nous regarderons les jeunes filles avec d'autant plus d'intérêt et de fascination qu'il n'y a pas concordance entre le "pour elles" et le "pour nous"; leur être-au-monde est un mystère que nous aimerions percer. Ce dont nous sommes conscients n'est pas ce dont elles sont conscientes. Or, cela est vrai narrativement – c'est, on le sait, le mécanisme du suspense: nous savons quelque chose que les protagonistes de l'histoire ne savent pas – mais c'est aussi vrai existentiellement – les belles feutrées sont dans le déni (de la violence, du sexe, de la mort...), le spectateur est supposé plus éclairé. Nous avons une avance quant à la connaissance dramatique, mais nous avons aussi idéalement une avance quant à la conscience du tragique. Et au fond, la disparition concrète des filles à Hanging Rock vaut surtout comme métaphore d'un indicible de l'existence humaine – la méconnaissance fondamentale des filles ne portant pas tant sur des événements mais sur le réel lui-même.
C'est une belle qualité de Picnic at Hangig Rock que son mystère et sa portée métaphysique n'impliquent pas de jeter aux orties l'écriture scénaristique d'une histoire, le spectateur jouissant ainsi, en plus d'une mise en branle intellectuelle, de ce plaisir simple et universel de « suivre une histoire ». Ce faisant, Peter Weir réalise un film qui, tout en étant très ambitieux quant à son contenu, reste formellement accessible à un large public.

La séquence qui suit la plongée dans l'univers des jeunes femmes s'ouvre sur la présentation de ce qui s'effondrera bientôt. Dans un plan étonnant, Miranda-Vénus, celle que toutes et tous admirent, se voit reflétée en deux miroirs, dont l'un sur la droite, en médaillon, encadre son visage comme une chose précieuse, à protéger, mais dont le destin est aussi d'être exposée. Ce jeu des reflets multiples positionne Miranda dans un désir à la circularité narcissique où domine la jouissance et la maîtrise de sa propre image. Elle se brosse les cheveux en chantonnant une comptine qui n'est plus de son âge, complaisamment satisfaite de son reflet dans la glace. Ce cercle narcissique renforcé par les artifices de la civilisation sera brisé lors de l'excursion à Hanging Rock, où en place de leur contemplation dans les miroirs et les yeux des unes et des autres, les jeunes filles hypnotisées s'abîmeront dans des béances rocheuses, sortes de sexes telluriques sans fond.

Le climax du film est précisément cette montée du Hanging Rock où les filles iront se perdre –montée qui se rejoue d'ailleurs deux fois avec une belle intensité, et sans se répéter, avec les ascensions de Michael puis Berty. La mise en scène est extrêmement efficace qui choisit de filmer largement les corps en plongée ou en contre-plongée indiquant par là l'impossible localisation d'une menace que l'on sent pourtant se déployer, au travers de plans presque abstraits de rochers à forme vaguement humaine et de panoramiques vertigineux, soutenus par une puissante séquence musicale. La cohérence esthétique, du son comme de l'image, avec ce qui a lieu nous paraît ici exemplaire, quoique certains trouveront sans doute qu'elle manque un peu de discrétion. Il fallait filmer ces rochers ainsi et puis ce ciel qui sature l'écran, ces visages fragiles sur fond minéral, ces robes dont le blanc s'estompe au travers de la végétation, pour donner au drame une ampleur cosmique. La montée du Hanging Rock, c'est la dissolution progressive de la forme dans le fond, la lutte entre l'apollinien et le dionysiaque résolue au profit de ce dernier. Qu'on soit attentif à ce propos à la structure musicale de ce passage: d'abord un thème au piano, circulaire et entêtant mais mélodique, thème bientôt dédoublé par un simili-clavecin ajoutant un coefficient d'étrangeté à la mélodie, tandis que celle-ci perd de sa prééminence par l'apparition puis la montée en puissance de nappes de son s'apparentant à des coeurs et l'irruption de bruits synthétiques. La forme mélodique est progressivement dévorée par le fond tandis que la volonté propre et l'individualité des jeunes filles disparaît.

Au pied du roc, Miranda était comparée à un « ange de Boticelli ». Mais qu'on observe avec soin Le Printemps: derrière Vénus, la végétation est sombre; un Zéphyr inquiétant tente d'enlever Flore; les trois grâces ne sont peut être que provisoirement protégées par Hermès. Dans Picnic at Hanging Rock, La grâce est d'abord enfantine, innocente (première séquence). Puis elle est adolescente, trompeuse (deuxième séquence). Enfin, elle est, au sommet du massif, adulte et mélancolique: c'est le moment qui précède sa résorption dans l'indifférencié. On notera qu'a alors lieu une espèce de Pentecôte, puisque sous l'effet d'une soudaine lucidité, les nymphes atteignent avant leur disparition, ainsi qu'en témoignent leurs paroles, un point de vue métaphysique sur leur existence – everything begins and ends. Il y a bien la saisie d'une vérité qui se joue alors, car lorsqu'Irma redescendra parmi les siennes, celles-ci l'accueilleront par les sarcasmes et la violence, comme, chez Platon, le philosophe qui retourne à la caverne après en être sorti pour contempler la réalité. Cette vérité a une dimension sexuelle – Irma porte à présent une robe rouge et a une souveraineté de femme – mais elle ne s'y limite pas. Toujours la lecture psychanalytique est possible et toujours elle est insuffisante.

Ce n'est que ponctuellement et indirectement que la vérité perce derrière les masques, et tout le film met en scène sa difficile connaissance: ainsi domine une esthétique du voile, qui évoque aussi bien la pudeur de la jeune fille devant la vérité de son corps et du désir que le « voile d'Isis » qui nous cache le réel tel qu'il est. Dans le premier plan, un paysage se dégage difficilement de la brume. Le dernier se résoud en un fondu au blanc. Entre les deux, mousselines, rideaux, chevelures, herbes, nuages, frondaisons, instaurent dans l'image l'ambiguité d'un objet qui à la fois dessine une frontière et fait signe vers son au-delà: le voile laisse deviner ce qu'il cache sans le faire connaître. A ce flou dans l'image correspond un flou dans le son, non seulement dans la musique mais aussi dans les mots, par l'indétermination des chuchotements ou encore par l'usage simultané de l'anglais et du français. Enfin, les ralentis et les superpositions accentuent ce jeu continuel entre forme et fond, surface et profondeur, civilisation et nature, représentation et réalité. La fin du film, qui voit s'écrouler la vieille institution victorienne et sa rigoureuse maîtresse sombrer dans la folie, témoigne du danger de passer trop vite de l'un à l'autre.