Cosmopolis,
la cité-monde ; qui dit monde dit totalité et, au sens fort de
cosmos, unité et
harmonie. Qu'est-ce qui est monde dans Cosmopolis ?
New-York ? Tout n'en voyons que des fragments, tout y est
découpé, jamais un plan d'ensemble. Des visages entrevus par une
fenêtre, en guise de monument des colonnes tronquées, quelques
plans de rues sans signification, un vague terrain de basket comme il
pourrait y en avoir dans presque n'importe quelle ville du monde.
Un
« capitalisme-monde » ? Il est bien question d'une
totalité technico-financière où circule avec fluidité l'argent et
l'information et où la logique de la marchandise s'étend à tout ce
qui est. Mais c'est une totalité purement accumulative et des
solidarités techniques et économiques ne font pas un monde – un
univers à la rigueur. Pour qu'il y ait monde il faut de la forme et
pas seulement des séries. En fait, si quelque chose ressemble à un
monde dans Cosmopolis, c'est
l'environnement que se crée le milliardaire Parker, cette limousine
dont l'habitacle ergonomique est le cocon où il peut tour à tour
régler ses affaires, consulter son médecin ou rencontrer sa
maîtresse. C'est, dans une atmosphère ouatée, l'harmonie de
l'homme et de la technique : le fauteuil épouse le corps,
l'écran obéit au doigt, l'information arrive au cerveau qui en a
besoin. C'est cependant un monde pauvre, et un seulement par
exclusion ; c'est même au fond qu'un ersatz, une imitation de
monde : pas de liens authentiques – les conversations avec
l'ami ou l'épouse sont d'une absence d'humanité inquiétante –
et, tout simplement, de sens.
Le
sens, voilà bien un des enjeux centraux de Cosmopolis.
Ça parle, ça parle tout le temps, une heure quarante-cinq de
logorrhée verbale ; pour dire quoi ? Pas grand chose
précisément : le caractère ininterrompu du propos, le
voisinage du grave et de l'insignifiant, les dialogues qui n'en sont
pas, empêchent de dégager des unités de sens. On a envie d'être
sévère devant ce bavardage grandiloquent dont l'hermétisme est
peut-être censé cacher des profondeurs.
Une
interprétation plus charitable et très certainement en partie
pertinente consiste à penser que ce maelstrom de mots a précisément
pour fonction de signifier l'absence de sens. La mise bout à bout de
mots ne serait que l'équivalent sur le plan du langage de la
circulation purement matérielle de l'argent, des marchandises et de
l'information : valeur d'échange sans valeur d'usage,
signifiants sans signifiés, technique sans finalité, esprit sans
âme. Cosmopolis est
la mise en scène du nivellement généralisé, d'un monde horizontal
dont les éléments circulent, s'échangent, se branchent les uns aux
autres sans jamais rien constituer. L'idée de la convertibilité de
l'argent en rats – de la citation du poète Herbert en ouverture,
« un rat devint l'unité d'échange », aux rats morts
agités par la foule – qui aurait pu être visuellement plus
exploitée, signifie bien cette non valeur et cette puissance de
prolifération et de glissement dans tous les interstices de la vie.
Si l'on y ajoute le long toucher rectal que subit Parker, on retrouve
la célèbre série symbolique posée par Freud : argent –
excrément (– rats, si l'on y articule l'analyse de L'homme
aux rats).
La
vanité de cet incessant bavardage serait donc un des ressorts du
film et non une de ses faiblesses. Indéniablement cette radicalité
a ses effets ; elle provoque une sorte de dégoût, affect qui a
plus de qualité que le simple ennui. Toutefois l'ennui est là,
surtout dans le dernier tiers du film devant lequel on a une claire
impression d'arbitraire. À ce moment du film, le deuil de la
cohérence psychologique a certes été fait depuis longtemps –
pourquoi pas s'il s'agit de nous montrer un monde sans âme ? –
et après tout d'autres cohérences sont possibles :
symboliques, analogiques, esthétiques... mais nous les avons pas
vues.
Mais
finalement, s'il y a une chose à retenir de Cosmopolis,
plutôt que ce (non) discours et la vision du monde qu'on en peut
dégager, ce sont les singulières réussites de la mise en scène.
Il arrive que l'image dégage, assez paradoxalement, à la fois
froideur et sensualité. Dans l'intérieur pourtant glacial de la
voiture, on se sent finalement assez bien, alors que les bruits du
monde s'estompent et que tout baigne dans une lumière diffuse. Et
c'est presque une impression de chaleur qu'il nous arrive de
ressentir devant les conversations sans aucune émotion entre Parker
et sa femme. C'est comme si – je ne parviens pas à l'expliquer
autrement – l'absence d'humanité et de sens, le fait que les mots
n'aident pas à lire le visible et s'en déconnectent, laissaient
vibrer et s'épanouir l'image dans sa pure matérialité. Et cela
repose évidemment sur les qualités intrinsèques de l'image,
notamment sur la manière de filmer les visages. De légères
plongées et contre-plongées et une courte focale contribuent à les
faire saillir, à les déformer légèrement et à en souligner le
volume, apportant comme une coefficient de monstruosité à ces faces
lisses et formatées.
De
manière discrète, de vieux intérêts de Cronenberg resurgissent.
Si dans nombre de ses films il mettait en scène la tension,
l'articulation et parfois l'intime interaction de l'organique et de
la technique, ces deux plans ici ne se rencontrent pas. La vie
organique se manifeste comme suintement, sécrétion, sueur, odeur,
comme un reste impossible à abolir. Cela sent le sexe mais ce n'est
pas loin de sentir la mort : c'est en effet plutôt comme
symbole d'une putréfaction globale que comme une force créatrice et
libératrice que se manifeste la vie dans Cosmopolis.
Si la voiture-cocon peut forcément évoquer un refuge utérin, son
lent parcours dans les rues de New-York s'apparente plus à celui
d'un cercueil dans un corbillard ; n'est-ce pas d'ailleurs en
raison de funérailles que la circulation à New-York est si lente ?
La
séquence brève et fragmentaire par où ces funérailles – celles
d'un rappeur soufi ! – nous sont montrées constituent au
reste le moment le plus frappant du film. La foule émue, les
derviches tourneurs et le visage de prophète du soufi entouré de
fleurs sont la seule présence de grandeur humaine et de
sacré. Libre à nous de l'interpréter comme le signe de forces en
lutte contre un ordre mortifère ou précisément comme la victoire
totale de cet ordre.
Libre
à nous... c'est un peu le problème : on ne sait trop ce que
veut nous dire Cronenberg. Or, si une œuvre riche est susceptible de
diverses interprétations, elle ne l'est pas de toutes les
interprétations. Cosmopolis
est une œuvre intéressante, parfois presque fascinante, mais qui
nous semble un peu ratée. Et malgré – ou à cause – du jeu de
l'interprétation qu'elle appelle, il n'est pas certain qu'elle
contribue à l'intelligence de l'époque.
3 commentaires:
Bonjour M.Amat !
Tout d'abord, je tenais à vous remercier pour votre critique concernant le dernier Cronenberg puisque vous avez répondu à mes attentes: certains aspects m'apparaissent désormais comme plus clairs. Le non sens de plusieurs dialogues dans le film m'ennuyait, pour ne pas dire, m'exaspérait (le dialogue de fin avec un de ses anciens employés). Alors oui, peut-être que la confusion et toute cette complexité étaient voulus pour créer un certain voile sur le capitalisme: que l'ultra libéralisme court à sa perte. J'ai trouvé aussi que l'absurde jouait un rôle fondamental dans le film: le golden boy Eric Parker veut à tout prix se déplacer dans sa limousine grand luxe pour aller chez le coiffeur. Un personnage m'a beaucoup plu : son "maître des théories": une femme savante qui lui transmet son savoir et lui enseigne comment penser. C'est le seul dialogue dans le film où le trader est contemplatif et écoute, il ne domine pas les échanges. Mais je ne saurais comment l'expliquer ou donner une quelconque signification. Quand j'ai vu les redondances concernant les allées-venues du rat, j'ai tout de suite pensé à "dératisation" "pest control" comme ils disent en outre atlantique, ce phénomène à la maccarthysme où on veut trouver un homme à détester, à honnir.
J'ai beaucoup adoré la mise en scène du film: le fait que ce soit un huis clos dans une voiture ultra moderne rend l'espace confiné, feutré et Cronenberg nous donne une place de choix dans la limousine comme si nous étions là, ici, dans le cercle très fermé d'une élite non pas méritante mais écrasante.
Il y a tant à dire mais je pense ne pas avoir vu assez de films de Cronenberg pour reconnaître chaque plan, sa signification (je n'en ai vu que 4) et les enjeux environnants. Mais connaissant son univers, qu'il soit fantastique, qu'il explore la psyché humaine ou qu'il soit noir, j'ai été déçu, globalement surtout quand la bande annonce nous rend ivre et nous fait imaginer des choses illusoires.
Aussi je voulais vous demander quels personnages aviez vous apprécié, notamment la riche épouse poétesse d'Eric Parker?
Effectivement, le personnage du "conseiller du prince" est peut-être un peu plus intéressant que les autres, l'idée est pas mal. Globalement les interlocuteurs de Parker ne m'ont pas particulièrement satisfaits...
Son épouse milliardaire, poétesse et frigide est étrange, et finalement à la fois pas très crédible mais peut-être le meilleur des personnages, le plus inquiétant sans doute.
Quant à la conversation de la fin du film, elle m'a aussi profondément agacé. L'intérêt que l'on peut y trouver est peut-être qu'elle montre que le critique du système n'est pas moralement supérieur à l'acteur du système
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