mercredi 11 janvier 2012

Steve McQueen, SHAME (2011)

Même au désert, Saint Antoine est assailli par les démons. Qu'en serait-il à Rome ? La vie dans les grandes villes et plus généralement dans les conditions de vie de la civilisation technique, soumet les sens à des excitations multiples et toujours renouvelées. Le citadin moderne est constamment appelé hors de lui-même, est constamment séduit. Le défilé continuel de partenaires sexuels potentiels – serait-ce en effigie, via la publicité et la pornographie –, dans des sociétés où par ailleurs le commerce des corps est – se veut – libre, est évidemment de toutes les formes de séductions l'une des plus efficiente, tant sont puissantes les énergies dont elle appelle le déploiement. Si l'on tient pour animales ces énergies – non certes les perversions qui s'étayent sur celles-ci – on pourra affirmer que la technicisation de la vie humaine, ici sous les espèces de l'urbanisation et de la spectacularisation, peut très bien aller de pair avec son animalisation. C'est à ce fait civilisationnel que Steve McQueen tente de se confronter et, ainsi que l'indique a priori le titre, à certains de ses enjeux moraux. Une heure trente durant, on assiste ainsi à la triste oscillation de David, un jeune cadre new-yorkais, entre ennui et excitation sexuelle, le vide de son existence étant artificiellement comblé à toute force par la branlette, la prostitution, la rencontre d'un soir. Le projet est sociologiquement – et même « civilisationnellement » – pertinent, son actualité est évidente, ses enjeux moraux sont profonds; cela explique peut-être – outre les espoirs investis dans le travail de Steve McQueen après le précédent intéressant de Hunger – la surestimation de Shame dont une part de la critique à fait preuve.

Deux séquences sont au demeurant redoutablement efficaces. L'ouverture d'abord, qui présente en montage parallèle un jeu de séduction dans le métro entre Brandon et une jeune femme, et des bribes de son quotidien de sex addict - on comprend quel est l'homme qui regarde avec tant d'insistance le visage de la jolie rousse. Il a réussi à accrocher son regard, ne le lâche pas. Il pénètre la femme des yeux, « [il] reconstrui[t] le corps, brûlé de belles fièvres ». Elle résiste peu, joue le jeu, jouit du jeu. De tous les visages de femme qu'il nous sera donné de voir, le sien, par le seul jeu du fantasme, est le plus épanoui. Celui de Michael Fassbender, un peu lisse, s'élève aussi, par la puissance que lui confère l'évidence de son désir. Malgré la charge sexuelle de ce face à face, ce sont bien à des visages que nous avons affaire : McQueen parvient ici à penser cinématographiquement l'une des formes de la rencontre et de la confrontation entre deux consciences, non le duel, non l'amour, mais la rencontre de l'autre comme objet de jouissance. La puissance des regards en témoigne : c'est bien aussi comme conscience que l'autre est désiré, cette conscience fût-elle invitée à céder devant le désir.
La musique joue ici un rôle décisif. Minimale mais puissante et profonde, évoquant presque de l'orgue en sa majesté, elle soutient et intensifie la dimension métaphysique et mystérieuse du face à face : expérience des puissances du fantasme et plus radicalement expérience du possible et de l'altérité irréductible et pourtant presque dépassée.

La seconde séquence notable précède de peu la fin du film. Elle met en scène un autre mystère, celui de la débauche totale; non le libertinage, maîtrisé, ludique et policé mais, selon l'heureuse expression baudelairienne, l'« attirance pour le gouffre », auquel la sexualité offre un espace privilégié. Sans qu'il soit besoin de recourir explicitement aux formes pittoresques du sadisme et du masochisme on assiste à la soumission totale de Brandon à la pulsion de mort, à la plongée jouissive dans la vulgarité et la provocation (« j'ai envie de baiser la petite chatte de ta copine ») et la baise maniaque, dans les sous-sols d'une boîte gay ou par le triolisme hard. Les corps deviennent des fragments, des bouts, de la merde, sans toutefois que nous soit donné à voir le fragment maître du porno, celui qui métonymise les autres, le sexe du mâle – la distance avec le cinéma pornographique est ainsi maintenue et avec elle l'excitation du désir du spectateur qui signerait l'échec du projet artistique. Dans la mécanique aveugle du sexe pur, le visage de David s'enlaidit, vieillit, à croire qu'il va mourir.
Le même thème musical soutient la mise en scène de cette nouvelle expérience et, comme dans la séquence que nous avons commenté plus haut, il joue un rôle majeur. C'est l'occasion de se rappeler la force et l'ambiguïté de la musique comme moyen cinématographique: la plasticité signifiante qu'elle possède plus que tout autre art, sa puissance de production d'un sens flottant, lui permet ainsi de soutenir avec efficacité la mise en scène d'expériences existentielles de nature différente. Dans les deux cas elle élève et approfondit les images, rappelle au spectateur les mystères auxquels ces dernières renvoient.
La proximité du sexe et de la mort est une vieille lune, encore faut-il parvenir à la mettre en scène. Dans cette presque ultime séquence le réalisateur y réussit. Dès lors, il nous paraît inutile que celle-ci soit soulignée si crûment par la découverte par David, de retour de ses débauches nocturnes, du corps suicidé de sa sœur, abominablement ensanglanté sur un carrelage blanc. Il y a ici outrance et peut-être immoralité, car l'effet est facile et non nécessaire. C'est l'artiste qui est pervers et non plus son personnage.

Ces deux passages mis à part, Shame déçoit et ennuie. Brandon et plus encore sa sœur Sissy manquent d'épaisseur, et leur rapports compliqués, fait d'incommunicabilité et d'ambiguïté incestueuse, ne convainquent pas. Quant aux second rôles, ils sont tout à fait insignifiants. Aussi, si l'on voit à peu près où le réalisateur veut en venir, le projet échoue à prendre chair et reste finalement assez théorique. Les enjeux moraux et même existentiels, puissamment signifiés dans les deux séquences qui nous ont arrêté, peinent pour le reste à s'incarner. Il est certes difficile de donner corps à des individus presque sans substance, dont l'existence est essentiellement circulation routinière dans un monde horizontal – la verticalité de New-York n'est que de géométrie –, sur la toile ou dans des lofts et open spaces vides et froids. Cette incarnation est cependant ce que l'on attend de l'art, à moins d'en appeler au sophisme qui dirait que le spectateur doit s'ennuyer si les personnages s'ennuient.



6 commentaires:

Le Barbu Masqué a dit…

Avez-vous cher blogueur "Detachment" ? Nous serions curieux d'avoir votre critique au sujet de ce film qui vous intéressera selon nous.

matthieu amat a dit…

Non, je n'ai pas encore vu ce film. Merci de la proposition!

Unknown a dit…

Shame m'a transcendé: je ne suis pas d'accord avec vous sur le dernier paragraphe. S'il manque de l'épaisseur aux deux personnages centraux c'est qu'il aurait été maladroit de faire ressurgir un passé mouvementé. Premièrement car ça aurait ajouté 15-20 minutes inutiles au film et deuxièmement parce que le réalisateur veut s'attarder à une seule partie de sa vie, un moment éphémère. J'ai beaucoup pensé aux nouvelles/romans de Stefan Zweig. Comme si le cinéaste nous décrivait New York mais le temps de quelques semaines: moment éphémère, nostalgique mais profond. On s'attarde sur la vie d'un homme sous des apparences trompeuses. Bien que Steve Mc Queen aille légèrement loin en traitant l'addiction sexuelle comme le fléau du XXIe siècle, je le rejoins sur le fait qu'il traite son personnage principal comme un monstre. Il agit secrètement, empruntant des souterrains, maniant le mensonge, séduisant par intérêt. Cette pulsion de mort (que vous rappelez fort bien) est le seul moyen pour Brandon de tromper l'ennui et sa mort sociale.

J'ai trouvé la majeur partie des séquences bien tournées et très utiles au film et je pense que les seconds rôles se devaient de n'avoir aucun impact sur l'histoire: parce qu'ils ne représentent rien pour Brandon. Ses séances de masturbation compulsives sont présentes de manière chronique et on observe, intrigués, comment Brandon pourrait se sortir de ce morbide carcan. J'ai réellement trouvé le film juste, notamment dans son titre et l'importance capitale du sentiment de honte que ressent Brandon après ses frasques sexuelles. Parce qu'il se ment à lui même d'abord et il faut un évènement tragique pour qu'il prenne conscience de sa véritable nature et de l'immoralité de ses accomplissements.

La musique véhicule tous les sentiments que nous ressentons pour le personnage principal. Musique éclectique puisque nous transigeons de la musique classique à la pop, en s'arrêtant le temps d'un Sinatra en haut d'un gratte ciel pour écouter la voix angélique de Carrey Mulligan. Scène touchante et puissante. La larme de Brandon décèlerait-elle un embryon de sentiment humain? La mélodie d'Harry Elscott ressemble étrangement à "Journey To the Line" dans the Thin Red Line. A la fois tragique et enveloppée d'une aura presque mystique, le réalisateur filme, à l'aide de cet opus (Shame Suite, Harry Elscott) un homme courant droit vers son destin (il ne tourne pas, il ne s'arrête pas), amorçant ainsi des péripéties futures, tragiques.

Shame est juste, actuel et garde une certaine enveloppe mystérieuse qui me charme et me fait réfléchir, non pas tant sur l'addiction sexuelle mais sur notre condition en société et aussi sur les relations amoureuses et l'engagement avec ses futurs partenaires.

matthieu amat a dit…

Merci pour ce commentaire. Effectivement, le film ne m'a pas autant plu qu'à vous!

Oussia a dit…

Que les personnages soient sans épaisseur me paraît aussi très important, justement parce qu'il faut insister sur le grand vide de leur vie, le fait qu'ils soient déracinés de leur Irlande natale, et sans lien véritable dans leur nouveau lieu de vie.
Il faut donc voir Brandon et Sissy de manière symétrique. Les deux souffrent de solitude, et les deux sont pris dans un mouvement d'auto-destruction. Simplement, l'un traduit cela par le sexe compulsif, alors que l'autre fait plus directement des tentatives de suicide. Ainsi, le comportement de Sissy est la clé du comportement de son frère; on éprouve donc de la pitié envers lui, mais certainement pas de la désapprobation morale.
Quant à l'aspect tragique, il vient de la dissymétrie entre les deux personnages : Sissy a compris qu'elle souffre de solitude et veut vivre en compagnie de son frère, alors que Brandon ne l'a pas compris, et fait tout pour s'en débarrasser le plus vite possible. Il finit par le comprendre à la fin du film, et a alors véritablement honte de voir que son obsession l'empêche de préserver la seule véritable relation humaine qu'il lui reste.

matthieu amat a dit…

C'est très intéressant, et au fond je crois que je souscris à cette interprétation, mais tout cela ne me paraît véritablement incarné.

Je suis d'accord, il était nécessaire que les personnages soient sans épaisseur, mais je pense que l'art peut représenter avec plus de consistance un personnage plat, le rendre intéressant, crédible, et singulier malgré son peu d'être...

Peut-être suis-je toutefois un peu sévère ou ai été mal disposé en voyant le film...