samedi 25 juin 2011

R.Ruiz, MYSTERES DE LISBONNE (2010)








"Elevés dans le calme et le retraite et le repos,
On nous jette tout à coup dans le monde;
Cent mille vagues nous baignent,
Tout nous sollicite, bien des choses nous plaisent,
Bien d'autres nous chagrinent, et d'heure en heure,
Un peu troublée, notre âme chancelle."
J.-W. Goethe

Référence explicite aux Mystères de Paris d'Eugène Sue, les Mystères de Lisbonne ont été comparés à une fresque balzacienne. Il est vrai que l'amplitude spatiale et temporelle de l'action, son époque, le nombre et la variété des personnages, la peinture serrée de leur vie, leurs passions et ambitions, leurs « splendeurs et misères », un romanesque foisonnant et assumé au plus haut degré, tout cela a bien un goût de Comédie humaine. Il nous semble cependant que l'oeuvre tient plus du Wilhelm Meister que des Illusions perdues. En effet, outre la référence explicite au grand roman de Goethe (le petit théâtre de João, sorte de médiation entre lui et le monde), la forme et le fond des Mystères justifient le rapprochement.

Si nous suivons, thème romanesque par excellence, les entrées dans le monde d'Angela et de son amant, d'Alberto de Magalhaes, du père Dinis et de João, celles-ci sont toujours subordonnées au problème humaniste de la formation de soi et au problème romantique de l'origine, vécu sur le mode de la nostalgie. Si nous explorons les méandres du monde, c'est d'abord par le désir d'une âme de se trouver elle-même. C'est parce que João est en quête de la vérité de l'intérieur et de l'antérieur qu'il sera amené, et nous avec lui, à une plongée dans l'extériorité multiple et bigarrée du monde. Rappelons-nous de cette pensée de João pendant le cours de physique dispensé à l'orphelinat: alors qu'on lui enseigne les lois de la nature, ce qui l'intéresse n'est que ce qui lui est intérieur. Autrement dit c'est pour une âme qui se cherche et se forme – et vit cela comme une exigence intérieure – que vaut la sortie de soi et l'investissement dans l'extériorité. Que l'âme s'atteigne elle-même par ce détour ne va pas de soi; elle peut errer et même se perdre. Il faut parfois savoir, comme l'ont fait le père da Silva ou le père Dinis revenir en soi pour éviter l'aliénation, chose que João n'a pas réussie. Peut-être s'était-il formé trop exclusivement comme intériorité pour que sa sortie de soi n'échoue pas.

Comment João aurait-il pu être heureux dans l'action? Nourri pendant des années du romanesque des intrigues sentimentales et politiques, de l'héroïsme en amour ou à la guerre, il se découvrait fils des amours et des haines de toutes les forces de l'Europe, de l'Eglise, de la Révolution et de Napoléon, mais de ce fait fils las et mélancolique, écrasé par son passé, arrivant trop tard. Lorsque l'action n'est plus possible, il reste l'aventure de la conscience, celle des hommes sans aventure: en cela, encore, Les Mystères de Lisbonne sont romantiques.

Si nous avons raison, les choix esthétiques des Mystères s'éclairent. La profondeur de champ, les plans-séquences et les décadrages signifient, en même temps que ce qui a lieu, l'âme qui pense ce qui a lieu. Quoi de mieux que le plan séquence et la profondeur de champ pour manifester la continuité d'une conscience qui perçoit, se souvient, imagine? En préférant le plan au montage, Ruiz fait droit, dans l'exposition même de l'objectif, à l'élément subjectif, à la pensée comme expérience vécue et non comme analyse objective. Quant aux délicats et continuels décadrages ils nous paraissent renvoyer aux oscillations de la vie psychique: en dessinant un halo autour des objets perçus, ils évoquent le travail vivant de la pensée. Ainsi, lors de la merveilleuse première apparition du palais où vit séquestrée la mère de João, nous ressentons la pulsation de sa vie intérieure.

Deux autres traits des Mystères sont décisifs: formellement les cadres dans le cadre, narrativement la multiplication des histoires et des narrateurs. Les fenêtres, trous dans les murs et autres portes entrouvertes sont le pendant formel de la multiplication des épisodes et des perspectives sur ces mêmes épisodes. Il s'agit de signifier d'une part que tout est lié, que tout communique et qu'à la limite le destin d'un homme est le reflet de tout l'univers, d'autre part que la compréhension de ce destin implique la multiplication des points de vue. Il faut donc déplier ce qui apparaît d'abord simple, montrer que partout il y a de l'infini dans le fini, qu'« il n'y a rien de stérile dans l'univers », qu'à partir d'un détail (un théâtre de carton, une photographie, un fanion) on plonge dans le monde. De ce point de vue, les Mystères sont baroques: ils dessinent et déplient des volutes et montrent que ce déploiement est infini. Mais cette présence de l'infini ne fait pas éclater la structure du film ni n'empêche son achèvement: il aurait certes pu durer toujours mais il a une vraie fin – de même, la volute ou le geste baroques, virtuellement sans fin, ne sont pourtant pas sans forme. Les Mystères de Lisbonne nous rappellent qu'en art unité et forme ne sont pas des obstacles à la profondeur.

Et que les sceptiques et cyniques se méfiant du métaphysique se rassurent: les Mystères leur offriront les plaisirs du romanesque, si satisfaisants pour l'imagination, ainsi que de puissantes saillies humoristiques, d'autant plus efficaces qu'elles sont distillées avec parcimonie. Leur loufoquerie légèrement surréaliste nous rappelle d'où vient Raoul Ruiz.

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