jeudi 15 septembre 2011

T.Malick, TREE OF LIFE, L.V.Trier, MELANCHOLIA (2011)

Cinéma, réalisme et métaphysique

Dans son mémorable article De l'ontologie de l'image photographique, André Bazin affirmait du cinéma qu'il était l'art du réel dans la mesure où seul parmi les arts – avec sa grande sœur la photographie – sa représentation est une trace matérielle du réel, une empreinte de sa lumière et de ses sons. En utilisant Bazin contre lui-même, on peut se demander si l'essence du cinéma n'est pas d'être l'art qui fait réel; qu'il en soit ou non la trace. Dès lors, l'image de synthèse, dans la mesure où elle réussit à faire illusion, peut être absolument cinématographique et non un simple ressort technique épaulant l'art cinématographique proprement dit. Si « faire réel » c'est « faire illusion », le réalisme essentiel du cinéma n'est pas du naturalisme; ce que le cinéma seul peut faire et peut-être doit faire, c'est donner à la perception une matière crédible, consistante, quelque chose à quoi l'œil et l'oreille peuvent croire, fût-ce une chimère. Il est le seul art qui fasse voir, non au sens métaphorique où, comme on l'a mille fois dit, un tableau abstrait ou une symphonie peuvent « faire voir », mais au sens prosaïque où il produit artificiellement des perceptions « réalistes » et acquiert par là la puissance du rêve ou de l'hallucination.
De là la science-fiction, le film catastrophe, et, dans une moindre mesure, le film d'horreur où tant d'œuvres sont encore à faire! De là aussi une puissance métaphysique spécifique du cinéma, de là Tree of Life et Melancholia.
Notre thèse peut sembler paradoxale: comment le cinéma peut-il être métaphysique s'il repose sur l'illusion perceptive; un concept métaphysique (Dieu, l'âme...) ne renvoie-t-il pas par définition à une réalité non sensible? Certes, mais il y a cependant un concept limite, à la charnière du physique et du métaphysique: l'univers. Il est à la fois sensible (quoi que nous percevions c'est lui que nous percevons) et supra-sensible (il nous est définitivement impossible de le percevoir comme tel, dans sa totalité) ; mais il n'est pas supra-sensible dans le sens où Dieu ou l'âme le sont, puisqu'il est matériel, donc potentiellement perceptible et, pour l'imagination, réserve inépuisable de possibilités perceptives.
Par la grâce de l'imagination artiste et les moyens de la technique, le cinéma trouve pour cette raison dans la pensée et la représentation de l'univers un de ses espaces de création privilégiés; mise en scène de l'exploration de l'univers, construction d'univers possibles, représentation de singularités cosmologiques (l'irruption d'un astre errant dans le système solaire et sa collision avec la Terre dans Melancholia), reconstruction historique de l'univers (représentation de sa genèse dans Tree of life)... le cinéma peut même faire entendre la « musique des sphères », le bruit, mélodieux ou effrayant, que font les astres dans leur course (Melancholia), perception impossible et pourtant crédible!
En tant que réservoir de possibles, le concept d'univers stimule l'imagination et le cinéma donne une consistance sensible à ce travail de l'imagination. Or le concept d'univers est un de ceux qui conduit la pensée vers les questions métaphysiques des causes, des fins, du sens, de la totalité. La voie cinématographique par excellence vers le métaphysique est donc la voie cosmologique et, si l'on considère que les plus hautes créations humaines ont un horizon métaphysique, on pourrait parler d'une vocation cosmologique du cinéma.
Cinégénie de presque toute représentation de l'univers, du moindre voyage stellaire dans un médiocre film de science-fiction! De l'illusion, de la puissance visuelle et sonore donc, mais pas non plus la jouissance esthétique pure, à présent techniquement si facile à produire ! Avec le texte sans l'image le cinéma est une littérature pour fainéant; avec la matière sensible sans la pensée pour l'irriguer il est une jouissance esthétique pure, il est seulement fascinant, c'est-à-dire, au sens propre, ce devant quoi on est sidéré (voir les arabesques harmonieuses de Tron, Legacy ou les déflagrations ahurissantes de Sucker Punch) avant d'être abruti. Mais qui sait filmer avec intelligence l'homme dans la nature, dans le cosmos, aura la puissance visuelle et l'esprit, et peut-être même, en récompense, le sublime.

Le cinéma, art du sublime

En effet, si le cinéma a selon nous une vocation cosmologique, c'est parce qu'avec la représentation de l'univers, le jeu entre le sensible et l'intelligible peut mener à une expérience quasiment hors de portée des autres arts sinon la musique: le sentiment du sublime. C'est cette expérience singulière à la fois joyeuse et inquiétante, ce « frisson sacré » que l'on a devant ce qui est trop grand ou trop puissant, sentiment s'accompagnant de l'idée de l'infini. Le sentiment du sublime est provoqué lorsque, par les sens, l'imagination est stimulée de telle manière qu'elle ne puisse jamais faire le tour de son objet, qu'elle soit constamment débordée par celui-ci. Cette expérience de débordement est une voie vers les idées et les problèmes métaphysiques. Kant, auteur de textes définitifs sur cette question pensait que cette expérience ne pouvait avoir lieu que face à la nature (la tempête, les montagnes... et surtout le ciel étoilé). Sans doute n'était-il pas assez mélomane... et il ne connaissait pas le cinéma; le cinéma qui, d'un mouvement de caméra, peut balayer l'espace de l'infiniment grand à l'infiniment petit. La puissance visuelle, le mouvement, le hors-champ qui accompagne le champ comme un halo, la possibilité visuelle et sonore de constituer un monde et, enfin, l'aide de la musique, tout ces moyens font du cinéma un art pouvant, devant viser le sublime.
C'est pourquoi il faut se réjouir de la sortie presque concomitante de Tree of Life et Melancholia. Voilà de l'ambition cinématographique! Dans ces deux films – mais plus et plus radicalement dans le premier que dans le second – on filme l'homme dans la nature et l'univers: des séquences « cosmologiques » non narratives ponctuent le drame humain et entrent en résonance avec lui. Dans Tree of life, l'univers est le tout mystérieux mais semblant cohérent, dans lequel s'inscrit l'humanité. Dans des séquences synthétiques durant plusieurs minutes, on en voit l'histoire, la consistance, la beauté. Dans Melancholia il est plutôt une puissance absurde, une extériorité qui surgit dans la vie des hommes comme événement radical. Ce que l'on voit, ce que l'on entend aussi, c'est le mouvement d'un astre fascinant et menaçant, errant dans l'espace et s'approchant de la Terre, et c'est aussi cette Terre, qui voit changer ses couleurs, ses sons, ses lois physiques mêmes.

Réception de Tree of Life et haine de la métaphysique

Une dernière remarque sur ce point. Si Tree of life a été admiré il a aussi été vivement critiqué. Nul doute qu'il puisse et doive l'être, mais la virulence de certaines attaques interroge. Elles portaient la plupart du temps précisément sur les séquences « cosmiques » qu'on a trouvées « grandiloquentes », « pompeuses » ou « vides ». Certes, que Tree of Life provoque le sentiment du sublime ne se décrète pas et un sentiment est de toute façon une affaire subjective, il nous semble cependant que ces critiques ne pointent pas simplement, en toute neutralité, une faiblesse du film. Nous prétendons donc que Tree of Life vise à provoquer l'expérience du sublime. Si cela échoue, ce peut être déficience de l'œuvre – n'a-t-on pas l'impression parfois qu'il a deux films en un? – mais ce peut être aussi déficience de l'esprit. Des remarques de Kant nous reviennent en tête: « la disposition où l'esprit doit être pour ressentir ce caractère sublime exige qu'il soit ouvert aux idées (...) [ce qui lui] permet de regarder vers l'infini (...). Le jugement sur le caractère sublime exige (...) un certain développement de la culture » (Critique de la faculté de juger, §28). En somme pour ressentir le sublime il faut avoir des dispositions métaphysiques, dispositions accompagnant la formation d'une authentique culture. Expliquons nous. En fait, nous ne voulons pas dire que ne pas aimer Tree of Life implique une absence de culture, position évidemment insoutenable. Si de bons esprits non seulement n'ont pas aimé, mais – et c'est cela qui est intéressant – ont été insupportés, voire ont proprement haï certains aspects du film, ce n'est bien sûr pas qu'ils sont « déficients », c'est qu'ils sont défiants. Défiants envers toute espèce de question métaphysique dans lesquelles ils ne voient que les naïvetés d'une raison romantique, des illusions religieuses ou, pire, des relents catholiques. Que Tree of life ne soit souvent pas compris, cela ne témoigne que d'une inculture humaniste et biblique qui est aujourd'hui largement partagée ; qu'il soit détesté est beaucoup plus significatif et témoigne des succès d'une raison dont le scepticisme est sorti de ses gonds : une raison cynique. Cette raison peut cependant faire d'assez belles choses et, malgré elle, contre elle peut-être, produire même un peu de sublime: c'est Melancholia.

Faiblesse et grandeur de Melancholia

Le rapprochement entre les deux films est d'autant plus intéressant qu'il y a entre eux une opposition philosophique majeure. Tree of life est animé par une pensée philosophique et théologique d'inspiration largement chrétienne (voir là-dessus le bon texte de P.Joncquez sur Causeur.fr), portant la marque du transcendantalisme, cette philosophie romantique américaine qui « panthéise » le christianisme et voit dans la nature les signes du divin. Melancholia s'inscrit en revanche dans un romantisme mélancolique qui s'achève dans le nihilisme: la vie humaine y est sans sens, et sa possible disparition ne doit pas être vécue comme un scandale. Dans les deux films il y a une « fin de l'histoire », une lecture de l'Apocalypse: eschatologie chrétienne dans le premier (Malick a osé filmer le Paradis (!)), destruction définitive dans le second.
Si la force et la cohérence spirituelle de Tree of life frappe, Melancholia nous paraît manquer souvent de pertinence et de tenue intellectuelle, en particulier dans sa première partie. Le geste n'est pas aussi radical qu'il prétend l'être et les ficelles sont souvent grosses. Pendant cette fête de mariage devenant fiasco, la recherche continuelle de la singularité et le désir effréné de provoquer surprise et choc conduisent trop souvent au cliché (la mère de Kirsten Dunst) ou à l'informe (Kirsten Dunst dans la première partie, personnage presque intéressant mais peu crédible). La critique sociale relève des méthodes les plus grossières de la propagande: pour attaquer un système – la société publicitaire du spectacle et de la consommation – on l'incarne en un individu détestable que le plus requin des étudiants d'HEC vomirait. Le goût de l'irrévérence et du décalage – culminant dans la tromperie le jour du mariage – est trop marqué pour être fécond; à force de décaler il n'y a plus rien par rapport à quoi on décale, et le tout tourne à vide. La recherche de l'effet de sens éclipse le sens. On dira peut-être que précisément c'est le vide que von Trier entend filmer – vide qui justifie d'ailleurs la mort de l'humanité dans la deuxième partie – ; on dira que le non-sens dans l'œuvre n'est que le reflet du non-sens du réel, existentiel ou social. Ce sont des sophismes. Ils permettent de convertir l'absence de choix en suprême maîtrise, mais ils sont vaniteux et éculés.
Mais par bonheur, Melancholia ce n'est pas que ça. Outre la puissance esthétique et signifiante des plans fixes d'ouverture, et les inoubliables quinze dernières minutes – merveilleuse idée que ce dérisoire cercle en fil fer qui sert à mesurer l'incommensurable – quelques séquences confinent au vertige et confèrent enfin à Justine une véritable épaisseur. Il y a d'abord la substitution des images dans la bibliothèque. À fin vraisemblablement de distinction sociale des livres ouverts présentent des reproductions de peintures abstraites; dans un accès de fureur, Justine les remplace par une Crucifixion, une Mort d'Ophélie, un Hiver de Brueghel, œuvres inquiétantes, signifiantes, et mélancoliques. Ainsi, c'est la source du désordre, la personnalité quasi schizophrénique et insensée qui exige et injecte du sens, révoltée devant une quotidienneté écoeurante. Le dialogue établi par von Trier avec la tradition est remarquable, jusque dans le kitsch. De la référence discrète (à la Melancholia de Cranach ou aux cavaliers de l'Apocalypse) à la réinterprétation évidente (Mort d'Ophélie de Millais) l'art de la citation est exemplaire et donne épaisseur et aura aux images en leur conférant la gravité et le caractère vénérable de ce qui a toujours été pensé.


Il y a ensuite l'effondrement psychique de Justine: après la manie, la mélancolie. Vivante biologiquement mais brisée spirituellement, elle fait l'expérience de la mort dans la vie. Les tremblements de la caméra prennent toute leur valeur devant ce corps mince et massif à la fois: corps devenu une masse sans vie. Soutenue par sa sœur, Justine ne trouve même pas la force de rentrer dans la baignoire; images frappant l'esprit de manière indélébile. Tout ce passage culmine à table, dans une plainte désespérée et bouleversante: ce qui devait être savoureux « a un goût de cendre ». Von Trier saisit l'horreur que recèle le grave trouble psychique, ce que la dépression à en commun avec la mort, et il en saisit aussi la part de vérité: surmontant peu à peu sa souffrance Justine en tirera une lucidité supérieure, qui la rendra plus forte que sa sœur aux pieds sur terre.

Retour à Tree of Life

Lorsque l'on compare les deux films, force est tout de même de constater la supériorité des person-nages de Malick. Ils sont tout simplement plus crédibles, plus réels. Même lorsque Malick dessine un personnage hautement improbable – une sainte – on y croit! La famille incarnée par Jessica Chastaing, Brad Pitt et leurs enfants pourrait être caricaturale (une mère presque archétypale, douce et aimante, à la maison, un père travailleur, boxeur, un peu absent, parfois violent) elle est constamment vraie. Et puis il y a les enfants. Ce que Tree of Life a finalement peut-être de plus grand, c'est sa saisie de l'enfance: le passage par toutes les passions, la rivalité et la fraternité, la tragédie des incompréhensions, la situation de victime absolue et les délices de la cruauté, la haine du père, puis la presque sagesse et les remords. Au cœur de l'odyssée de l'être, c'est l'odyssée de la conscience. La formation du soi se communique mieux que la genèse cosmologique. Qui est resté froid devant l'ambition cosmologique de Malick, qui ne lui a pas su gré d'avoir osé filmé le paradis, qui ne lui pardonne pas ses séquences géométrico-symboliques effectivement trop symboliques – tous les passages avec Sean Penn – devra reconnaître tout de même qu'il nous livre avec Tree of Life l'une des plus belles mise en scène du devenir homme.

Aucun commentaire: