vendredi 23 septembre 2011

E.Green, LA RELIGIEUSE PORTUGAISE (2009)

« Les passants que je croise sur l'avenue des Champs-Elysées me font l'effet de figures de marbre avançant par ressorts. Mais que leurs yeux rencontrent les miens, aussitôt ces statues marchantes et regardantes deviennent humaines. »

Robert Bresson, Notes sur le cinématographe

Dans La Religieuse portugaise, la personne crève l'écran. La personne, c'est-à-dire un être absolument singulier qui pourtant est d'une certaine façon tous les hommes. Elle nous apparaît par son visage. Les yeux opaques mais perçants, le visage nous regarde et semble nous appeler à notre responsabilité: vas-tu me reconnaître? vas-tu me connaître? vas-tu m'aimer? Masque – persona – indiquant un mystère, il se reflète et se cherche dans notre regard comme nous dans le sien.
Lorsque Eugène Green filme un homme c'est cela qu'il filme. Il semblerait qu'il s'impose une règle qui pourrait s'énoncer ainsi: « si je filme un homme je dois le filmer en tant que personne, dans sa singularité, son mystère, sa dignité – et pour cela il faudra que le spectateur fasse l'expérience de son visage ». C'est à peine s'il y a des figurants, pour faire masse, pour faire boîte de nuit, pour faire ville, pour « faire vrai ». Dans le bus, dans le bar, Green nous impose de regarder tous les visages, de croiser tous les regards, il faut donc que la caméra prenne le temps de capter, plusieurs secondes, ces regards. Ce qui est quasiment un interdit du cinéma, le regard-caméra, Green en fait une règle, à la fois morale et formelle.
On s'approche de l'acteur, la caméra est d'abord de trois-quart, puis elle se positionne en face de lui; il arrive aussi qu'elle le prenne de profil, un profil net, pur, qui découpe le plan. On s'aperçoit alors que de telles prises de profil, si frappantes formellement, on n'en voit quasiment jamais au cinéma. L'autre moyen technique mis à l'oeuvre pour faire saillir ces visages est la faible profondeur de champ. Ce qui est derrière le corps est condamné à être un fond et le visage est par là comme projeté en avant. Avec Grenn, l'humanité n'est pas simplement une chose du monde, elle s'en détache, elle appartient à un autre ordre. Souvent cependant, lorsque l'acteur sort du plan, la mise au point se fait sur ce qui n'était que fond. Quoique d'une autre nature que la réalité humaine, il est digne d'être présenté dans son existence; peut-être même a-t-il quelque chose comme une âme flottant autour des personnages? Celle de Lisbonne, fond de toute l'histoire, c'est le fado qui nous la ferait pressentir.

Enfin, outre la position de la caméra et l'absence de profondeur de champ, le troisième principe que s'impose Green est le hiératisme des visages. Pour que le visage soit visage, et pas grimace, il faut qu'il se méfie de l'expression, il doit être, c'est tout. Imperceptiblement alors naissent des variations; tout à coup on est saisi: on dirait une morte! Ce regard, est-ce de l'amour? Soeur Joana, sourit-elle ou pas? Cette pure présence des visages favorise la projection de sens, en fonction du texte et des situations, elle permet aussi l'émergence de l'inattendu, le petit geste, le frisson qui entre en résonance avec le texte – elle n'empêche pas, enfin, l'acteur de jouer si le jeu est délicat.

Le parti-pris moral d'Eugène Green a pour conséquence un autre trait du film tout d'abord déroutant: la nature des rencontres entre les personnages. Chacune de celles-ci est en effet radicale. Une simple conversation avec un réceptionniste devient un véritable face à face, par lequel ce réceptionniste n'apparaît plus comme tel, mais comme une conscience incarnée – une personne. Toute rencontre apparaît dès lors comme une expérience troublante pour le spectateur et potentiellement décisive pour l'héroïne. Parler avec un autre homme ne peut pas être anecdotique, c'est à chaque fois un engagement. Cette mise en scène de la confrontation des consciences culmine avec le dialogue entre l'héroïne, Julie, et Soeur Joana, face à face d'autant plus troublant que l'altérité semble se renverser en identité, par la magie du verbe et des champs-contrechamps.
Nécessairement, avec le visage, c'est le verbe qui est au coeur du film, toute rencontre étant par excellence un échange de mots. Pour autant, La Religieuse portugaise n'est pas un film bavard: la parole n'y existe que comme authentique dialogue, aussi simple soit-il. La diction particulière du français, neutre et avec toutes ses liaisons, distancie chaque locuteur de ses mots mais unit par là-même dans le verbe, celui-ci n'étant plus la simple expression d'une intériorité, mais l'esprit - on a envie de dire, ici, le Saint-Esprit - le sens, dans lequel tous baignent et par lequel tous peuvent communiquer. L'universel du verbe vient compenser la radicale discontinuité des corps, des visages et des consciences. La musique sans doute joue un rôle analogue: environnement partagé, elle relie. Pourtant il se passe avec elle quelque chose d'étrange: elle semble encore l'occasion d'un face à face. Ainsi, dans le concert de fado, Green utilise la musique quasiment comme un personnage, face auquel il n'y a pas un public mais des consciences. Chacun se retrouve face à elle, et elle parle, différemment, à chacun, comme parlerait un esprit.
Enfin, après le regard et les mots, la rencontre c'est le geste qui relie. Et de fait, les seules véritables actions du film ce sont de tels gestes: se passer un objet, trinquer, se prendre la main, s'embrasser, événements filmés avec la solennité que requiert de graves actions. Pour le reste, tout se passe « à l'intérieur », dans le secret des consciences, et à l'insu peut-être de celles-ci.

Inévitablement, devant La religieuse portugaise, on pense à Bresson, et on est bien certain que ce n'est pas un hasard. On feuillette alors les Notes sur le cinématographe, et voilà qu'on lit: «Que tes fonds (boulevards, places, jardins, publics, métropolitain) n'absorbent pas les visages que tu y appliques» ou «Monter un film, c'est lier les personnes les unes aux autres et aux objets par les regards», ou encore «Modèles mécanisés extérieurement, libres intérieurement. Sur leur visage, rien de voulu.». Ces principes, Eugène Green les a évidemment médités. Il est à notre connaissance le seul à s'inscrire si résolument dans la voie tracée par Bresson, voie étroite par où le cinématographe doit éviter et le théâtre filmé et le naturalisme tout en étant rien moins qu'expérimental au sens commun du mot.

Bien sûr le cinéma, pour être une technique n'est pas qu'une technique, et l'on ne fait pas de film simplement en appliquant des règles, mais qui veut produire une oeuvre consistante doit cependant en suivre. Les parti-pris formels, radicaux, sont ici féconds et ne condamnent jamais le film au simple exercice de style. Eugène Green en joue d'ailleurs le jeu avec bonheur puisqu'il se met en scène quasiment dans son propre rôle – un cinéaste faisant un film sur une religieuse portugaise! Visiblement heureux, il réchauffe le film de sa présence drôle et douce. Conscient de ces principes et de la discipline qu'ils imposent, on se dit, devant la simplicité et la puissance de La Religieuse portugaise, qu'il n'y a pas de beauté sans proportion entre les causes et les effets et que la puissance d'un artiste se mesure à sa capacité à produire un maximum d'effet par un minimum de moyens.

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